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J’allais chez elle, le soir, lorsqu’il commençait à faire froid, et que j’avais peur d’être seul. Notre conversation était certainement insipide, mais il y a je ne sais quoi d’apaisant, pour ceux qui se tourmentent sans cesse, à entendre une femme parler de choses insignifiantes. Marie était paresseuse : elle ne s’étonnait pas que je travaillasse très peu. Je n’ai rien d’un prince de légende. J’ignorais que les femmes, surtout lorsqu’elles sont pauvres, croient souvent avoir rencontré le personnage de leurs rêves, même lorsque la ressemblance est extrêmement lointaine. Ma situation, et peut-être mon nom, avaient pour Marie un prestige romanesque, que je concevais mal. Bien entendu, je lui avais toujours montré la plus grande réserve ; elle en était flattée, au commencement, comme d’une délicatesse dont elle n’avait pas l’habitude. Je ne devinais pas ses pensées, lorsqu’elle cousait en silence ; je croyais simplement qu’elle me voulait du bien ; et puis, certaines idées ne me venaient même pas.

Peu à peu, je m’aperçus que Marie se montrait beaucoup plus froide. Il y avait, dans ses moindres paroles, une sorte de déférence agressive, comme si elle s’était subitement rendu compte que je sortais d’un milieu jugé très supérieur au sien. Je sentais qu’elle était fâchée. Je ne m’étonnais pas que l’affection de Marie fût passée : tout passe. Je voyais seulement qu’elle était triste ; j’avais la naïveté de ne pas deviner pourquoi. Je croyais impossible qu’elle soupçonnât certain côté de mon existence ; je ne me rendais pas compte qu’elle s’en fût peut-être moins scandalisée que moi-même. Enfin, d’autres circonstances survinrent ; je dus me loger dans une maison plus pauvre, ma chambre étant devenue trop coûteuse pour moi. Je ne revis jamais Marie. Comme il est difficile, quelques précautions qu’on prenne, de ne pas faire souffrir...

Je continuais à lutter. Si la vertu consiste en une série d’efforts, je fus irréprochable. J’appris le danger des renoncements trop rapides ; je cessai de croire que la perfection se trouve de l’autre côté d’un serment. La sagesse, comme la vie, me parut faite de progrès continus, de recommencements, de patience. Une guérison plus lente me sembla moins précaire : je me contentai, à la façon des pauvres, de petits gains misérables. J’essayai d’espacer les crises ; j’en vins à un calcul maniaque des mois, des semaines, des jours. Sans l’avouer, pendant ces périodes d’excessive discipline, je vivais soutenu par l’attente du moment où je me permettrais de faillir. Je finissais par céder à la première tentation venue, uniquement parce que, depuis trop longtemps, je m’interdisais de le faire. Je me fixais à peu près, d’avance, l’époque de ma prochaine faiblesse ; je m’abandonnais, toujours un peu trop vite, moins par impatience de ce bonheur pitoyable que pour m’éviter l’horreur d’attendre l’accès, et de le supporter. Je vous épargne le récit des précautions que je pris contre moi-même ; elles me semblent maintenant plus avilissantes que des fautes. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’éviter les occasions du péché ; je m’aperçus bientôt que nos actions n’ont qu’une valeur de symptômes c’est notre nature qu’il nous faudrait changer. J’avais eu peur des événements ; j’eus peur de mon corps ; je finis par reconnaître que nos instincts se communiquent à notre âme, et nous pénètrent tout entiers. Alors, je n’eus plus d’asile. Je trouvais, dans les pensées les plus innocentes, le point de départ d’une tentation ; je n’en découvrais pas une seule qui demeurât longtemps saine ; elles semblaient se gâter en moi et mon âme, quand je la connus mieux, me dégoûta comme mon corps.

Certaines époques étaient particulièrement dangereuses : la fin des semaines, le commencement des mois, peut-être parce que j’avais un peu plus d’argent et que j’avais pris l’habitude des complicités payées. (Il y a, mon amie, de ces raisons misérables.) Je craignais aussi la veille des fêtes, leur désœuvrement, leur tristesse pour ceux qui vivent seuls. Je m’enfermais ces jours-là. Je n’avais rien à faire : j’allais et venais, fatigué de voir mon image se refléter dans la glace ; je haïssais ce miroir, qui m’infligeait ma propre présence. Un crépuscule brouillé commençait d’emplir la chambre ; l’ombre se posait sur les choses comme une salissure de plus. Je ne fermais pas la fenêtre, parce que l’air me manquait ; les bruits du dehors me fatiguaient au point de m’empêcher de penser. J’étais assis, je m’efforçais de fixer mon esprit sur une idée quelconque, mais une idée mène toujours à une autre ; on ne sait pas où cela peut conduire. Il valait mieux se mouvoir, marcher. Il n’y a rien de blâmable à sortir au crépuscule ; pourtant, c’était une défaite, et qui présageait l’autre. J’aimais cette heure où bat la fièvre des villes. Je ne décrirai pas la recherche hallucinée du plaisir, les déconvenues possibles, l’amertume d’une humiliation morale bien pire qu’après la faute, lorsque aucun apaisement ne vient la compenser. Je passe sur le somnambulisme du désir, la brusque résolution qui balaie toutes les autres, l’alacrité d’une chair qui, enfin, n’obéit plus qu’à elle-même. Nous décrivons souvent le bonheur d’une âme qui se débarrasserait de son corps : il y a des moments, dans la vie, où le corps se débarrasse de l’âme.

Cher Dieu, quand mourrai-je ?... Monique, vous vous rappelez ces paroles. Elles sont au commencement d’une vieille prière allemande. Je suis fatigué de cet être médiocre, sans avenir, sans confiance en l’avenir, de cet être que je suis bien forcé d’appeler Moi, puisque je ne puis m’en séparer. Il m’obsède de ses tristesses, de ses peines ; je le vois souffrir, – et je ne suis même pas capable de le consoler. Je suis certes meilleur que lui ; je puis parler de lui comme je ferais d’un étranger ; je ne comprends pas quelles raisons m’en font le prisonnier. Et le plus terrible peut-être, c’est que les autres ne connaîtront de moi que ce personnage en lutte avec la vie. Ce n’est même pas la peine de souhaiter qu’il meure, puisque, lorsqu’il mourra, je mourrai avec lui. À Vienne, durant ces années de combats intérieurs, j’ai souvent souhaité mourir.

On ne souffre pas de ses vices, on souffre seulement de ne pouvoir s’y résigner. Je connus tous les sophismes de la passion ; je connus aussi tous les sophismes de la conscience. Les gens se figurent qu’ils réprouvent certains actes parce que la morale s’y oppose ; en réalité, ils obéissent (ils ont le bonheur d’obéir) à des répugnances instinctives. J’étais frappé, malgré moi, par l’extrême insignifiance de nos fautes les plus graves, par le peu de place qu’elles tiendraient dans notre vie, si nos remords n’en prolongeaient la durée. Notre corps oublie comme notre âme ; c’est peut-être ce qui explique, chez certains d’entre nous, les renouvellements d’innocence, Je m’efforçais d’oublier ; j’oubliais presque. Puis, cette amnésie m’épouvantait. Mes souvenirs, me paraissant toujours incomplets, me suppliciaient davantage. Je me jetais sur eux pour les revivre. Je me désespérais qu’ils pâlissent. Je n’avais qu’eux pour me dédommager du présent, de l’avenir auxquels je renonçais. Il ne me restait pas, après m’être interdit tant de choses, le courage de m’interdire mon passé.

Je vainquis. À force de rechutes misérables et de plus misérables victoires, j’arrivai à vivre une année tout entière comme j’aurais désiré avoir vécu toute ma vie. Mon amie, il ne faut pas sourire. Je ne veux pas exagérer mon mérite : avoir du mérite à s’abstenir d’une faute, c’est une façon d’être coupable. On dirige quelquefois ses actes ; on dirige moins ses pensées ; on ne dirige pas ses rêves. J’eus des rêves. Je connus le danger des eaux stagnantes. Il semble qu’agir nous absolve. Il y a quelque chose de pur, même dans un acte coupable, comparé aux pensées que nous nous en formons. Mettons, si vous voulez, de moins impur, et disons que cela tient à ce je ne sais quoi de médiocre qu’a toujours la réalité. Cette année, où je ne commis, je vous l’assure, rien de répréhensible, fut troublée de plus de hantises que toute autre, et de hantises plus basses. On eût dit que cette plaie, fermée trop vite, se fût rouverte dans l’âme et finît par l’empoisonner. Il me serait facile de faire un récit dramatique, mais ni vous ni moi ne nous intéressons aux drames, – et il est bien des choses qu’on exprime davantage en ne les disant pas. Ainsi, j’avais aimé la vie. C’était au nom de la vie, je veux dire de mon avenir, que je m’étais efforcé de me reconquérir sur moi-même. Mais on hait la vie quand on souffre. Je subis les obsessions du suicide, j’en subis d’autres, plus abominables. Je ne voyais plus, dans les plus humbles objets de la vie journalière, que l’instrument d’une destruction possible. J’avais peur des étoffes, parce qu’on peut les nouer ; des ciseaux, à cause de leurs pointes ; surtout, des objets tranchants. J’étais tenté par ces formes brutales de la délivrance : je mettais une serrure entre ma démence et moi.