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L’hiver qui suivit fut un hiver pluvieux. Je pris froid. J’étais trop habitué à être un peu malade pour m’inquiéter quand je l’étais vraiment. J’avais, pendant l’année dont je vous parle, été repris par les troubles nerveux éprouvés dans l’enfance. Ce refroidissement, que je ne soignai pas, vint m’affaiblir davantage : je retombai malade, et cette fois très gravement.

Je compris alors le bonheur d’être seul. Si j’avais succombé, à cette époque, je n’aurais eu à regretter personne. C’était l’absolu détachement. Une lettre de mes frères vint justement m’apprendre que ma mère était morte, depuis un mois déjà. Je fus triste, surtout de ne pas l’avoir su plus tôt ; il semblait qu’on m’eût volé quelques semaines de douleur. J’étais seul. Le médecin du quartier, qu’on avait fini par appeler, cessa bientôt de venir, et mes voisins se fatiguèrent de me soigner. J’étais content ainsi. J’étais si tranquille que je n’éprouvais même pas le besoin de me résigner. Je regardais mon corps se débattre, étouffer, souffrir. Mon corps voulait vivre. Il y avait en lui une foi en la vie que j’admirais moi-même : je me repentais presque de l’avoir méprisé, découragé, cruellement puni. Quand j’allai mieux, quand je pus me soulever sur mon lit, mon esprit, encore faible, demeurait incapable de réflexions bien longues ; ce fut par l’entremise de mon corps que me parvinrent les premières joies. Je revois la beauté, presque sacrée, du pain, l’humble rayon de soleil où je réchauffai mon visage, et l’étourdissement que me causa la vie. Il vint un jour où je pus m’accouder à la fenêtre ouverte. Je n’habitais qu’une rue grise dans un faubourg de Vienne, mais il est des moments où il suffit d’un arbre, dépassant une muraille, pour nous rappeler que des forêts existent. J’eus, ce jour-là, par tout mon corps étonné de revivre, ma seconde révélation de la beauté du monde. Vous savez quelle fut la première. Comme à la première, je pleurai, non pas tant de bonheur, ni de reconnaissance ; je pleurai à l’idée que la vie fût si simple, et serait si facile si nous étions nous-mêmes assez simples pour l’accepter.

Ce que je reproche à la maladie, c’est de rendre le renoncement trop aisé. On se croit guéri du désir, mais la convalescence est une rechute, et l’on s’aperçoit, avec toujours la même stupeur, que la joie peut encore nous faire souffrir. Durant les mois qui suivirent, je crus pouvoir continuer à regarder la vie avec les yeux indifférents des malades. Je persistais à penser que, peut-être je n’en avais plus pour longtemps ; je me pardonnai mes fautes, comme Dieu, sans doute, nous pardonnera après la mort. Je ne me reprochais plus d’être ému à l’excès par la beauté humaine ; je voyais, dans ces légers tressaillements du cœur, une faiblesse de convalescent, le trouble excusable d’un corps redevenu, pour ainsi dire, nouveau devant la vie. Je repris mes leçons, mes concerts. Il le fallait, car ma maladie avait été très coûteuse. Presque personne n’avait songé à demander de mes nouvelles ; les gens chez lesquels j’enseignais ne s’aperçurent pas que j’étais encore très faible. Il ne faut pas leur en vouloir. Je n’étais pour eux qu’un jeune homme fort doux, apparemment fort raisonnable, dont les leçons n’étaient pas chères. C’était le seul point de vue dont ils m’envisageassent, et mon absence n’était pour eux qu’un contretemps. Dès que je fus capable d’une promenade un peu longue, j’allai chez la princesse Catherine.

Le prince et la princesse de Mainau passaient alors à Vienne, quelques mois chaque hiver. Je crains, mon amie, que leurs petits travers mondains nous aient empêchés d’apprécier ce qu’il y avait de rare dans ces gens d’autrefois. C’étaient les survivants d’un monde plus raisonnable que le nôtre parce qu’il était plus léger. Le prince et la princesse avaient cette affabilité facile qui suffit, dans les petites choses, à remplacer la vraie bonté. Nous étions un peu parents par les femmes ; la princesse se souvenait d’avoir été élevée, avec ma grand-mère maternelle, chez des chanoinesses allemandes. Elle aimait à rappeler cette intimité si lointaine, car elle était de ces femmes qui ne voient dans l’âge qu’une noblesse de plus. Peut-être, son unique coquetterie consistait à rajeunir son âme. La beauté de Catherine de Mainau n’était plus qu’un souvenir ; au lieu de miroirs, elle avait dans sa chambre ses portraits d’autrefois. Mais on savait qu’elle avait été belle. Elle avait, dit-on, inspiré des passions très vives ; elle en avait ressenti ; elle avait eu des peines, qu’elle n’avait pas longtemps portées. Il en était de ses chagrins, je suppose, comme de ses robes de bal, qu’elle ne mettait qu’une fois. Mais elle les gardait toutes ; elle avait, ainsi, des armoires de souvenirs. Vous disiez, mon amie, que la princesse Catherine avait une âme de dentelle.

J’allais assez rarement à ses soirées intimes, mais elle me recevait toujours bien. Elle n’avait pour moi, je le sentais, aucun attachement véritable, rien qu’une affection distraite de vieille dame indulgente. Et pourtant je l’aimais presque. J’aimais ses mains, un peu gonflées, que serrait l’anneau des bagues, ses yeux fatigués et son accent limpide. La princesse, comme ma mère, employait ce doux français fluide du siècle de Versailles, qui donne aux moindres mots la grâce attardée d’une langue morte. Je retrouvais chez elle, comme plus tard chez vous, un peu de mon parler natal. Elle faisait de son mieux pour me former au monde ; elle me prêtait les livres des poètes ; elle les choisissait tendres, superficiels et difficiles. La princesse de Mainau me croyait raisonnable ; c’était le seul défaut qu’elle ne pardonnait pas. Elle m’interrogeait, en riant, sur les jeunes femmes que je rencontrais chez elle ; elle s’étonnait que je ne m’éprisse d’aucune ; ces simples questions me mettaient au supplice. Naturellement, elle s’en apercevait : elle me trouvait timide et plus jeune que mon âge ; je lui savais gré de me juger ainsi. Il y a quelque chose de rassurant, lorsqu’on est malheureux et qu’on se croit très coupable, à être traité comme un enfant sans importance.

Elle me savait très pauvre. La pauvreté, comme la maladie, étaient des choses laides dont elle se détournait. Pour rien au monde elle n’eût consenti à monter cinq étages. Il ne faut pas, mon amie, que vous la blâmiez trop vite : elle était d’une délicatesse infinie. C’était, peut-être, pour ne pas me blesser qu’elle ne me faisait que des présents inutiles, et les plus inutiles sont les plus nécessaires. Lorsqu’elle me sut malade, elle m’envoya des fleurs. On n’a pas à rougir, devant des fleurs, d’être sordidement logé. C’était plus que je n’attendais de personne ; je ne croyais pas qu’il y eût, sur la terre, un seul être assez bon pour m’envoyer des fleurs. Elle avait, à cette époque, la passion des lilas mauves ; j’eus, grâce à elle, une convalescence embaumée. Je vous ai dit combien ma chambre était triste : peut-être, sans les lilas de la princesse Catherine, je n’aurais jamais eu le courage de guérir.

Lorsque j’allai la remercier, j’étais encore très faible. Je la trouvai, comme d’ordinaire, devant l’un de ces travaux à l’aiguille, qu’elle avait rarement la patience de finir. Mes remerciements l’étonnèrent ; elle ne se souvenait déjà plus qu’elle m’eût envoyé des fleurs. Mon amie, cela m’indigna : il semble que la beauté d’un présent diminue, quand celui qui le fait n’y attache pas d’importance. Les persiennes, chez la princesse Catherine, étaient presque toujours fermées ; elle vivait, par goût, dans un perpétuel crépuscule, et cependant l’odeur poussiéreuse des rues envahissait la chambre ; l’on se rendait bien compte que l’été commençait. Je pensais, avec une accablante fatigue, que j’aurais à subir ces quatre mois d’été. Je me représentais les leçons devenues plus rares, les vaines sorties nocturnes à la recherche d’un peu de fraîcheur, l’énervement, l’insomnie, d’autres dangers encore. J’avais peur de retomber malade, bien pis que malade ; je finis par me plaindre, à haute voix, que l’été vînt si vite. La princesse de Mainau le passait à Wand, dans un ancien domaine qui lui venait des siens. Wand n’était pour moi qu’un nom vague, comme tous ceux des endroits où nous croyons ne jamais vivre : je mis quelque temps à comprendre que la princesse m’invitait. Elle m’invitait par pitié. Elle m’invitait gaiement, s’occupant d’avance à me choisir une chambre, prenant, pour ainsi dire, possession de ma vie jusqu’au prochain automne. Alors j’eus honte d’avoir paru, en me plaignant, espérer quelque chose. J’acceptai. Je n’eus pas le courage de me punir en refusant, et vous savez, mon amie, qu’on ne résistait pas à la princesse Catherine.