J’étais allé à Wand pour n’y passer que trois semaines : j’y demeurai plusieurs mois. Ce furent de longs mois immobiles. Ils s’écoulèrent lentement, de façon machinale et vraiment insensible ; on aurait dit que j’attendais à mon insu. L’existence là-bas était cérémonieuse tout en étant très simple ; je goûtai l’apaisement de cette vie plus facile. Je ne puis dire que Wand me rappelait Woroïno : pourtant, c’était la même impression de vieillesse et de durée tranquille. La richesse paraissait installée, dans cette maison, depuis des temps très anciens, comme chez nous la pauvreté. Les princes de Mainau avaient toujours été riches ; on ne pouvait donc pas s’étonner qu’ils le fussent, et les pauvres eux-mêmes ne s’en irritaient pas. Le prince et la princesse recevaient beaucoup ; on vivait parmi les livres nouvellement arrivés de France, les partitions ouvertes et les grelots d’attelages. Dans ces milieux cultivés, et cependant frivoles, il semble que l’intelligence soit un luxe de plus. Sans doute, le prince et la princesse, pour moi, n’étaient pas des amis : ce n’étaient que des protecteurs. La princesse me nommait en riant son extraordinaire musicien ; on exigeait, le soir, que je me misse au piano. Je sentais bien qu’on ne pouvait jouer, devant ces gens du monde, que des musiques banales, superficielles comme les paroles qui venaient d’être dites, mais il y a de la beauté dans ces ariettes oubliées.
Ces mois passés à Wand me semblent une longue sieste, pendant laquelle je m’efforçais de ne jamais penser. La princesse n’avait pas voulu que j’interrompisse mes concerts ; je m’absentai pour en donner plusieurs, dans de grandes villes allemandes. Il m’arrivait, là-bas, de me trouver en face de tentations bien connues, mais ce n’était qu’un incident. Mon retour à Wand en effaçait jusqu’au souvenir : je faisais usage, une fois de plus, de mon effrayante faculté d’oubli. La vie des gens du monde se limite, en surface, à quelques idées agréables, ou tout au moins décentes. Ce n’est même pas de l’hypocrisie, on évite simplement de faire allusion à ce qu’il est choquant d’exprimer. On sait bien qu’il existe des réalités humiliantes, mais on vit comme si on ne les subissait pas. C’est comme si l’on finissait par prendre ses vêtements pour son corps. Sans doute, je n’étais pas capable d’une erreur si grossière ; il m’était arrivé de me regarder nu. Seulement, je fermais les yeux. Je n’étais pas heureux, à Wand, avant votre arrivée : je n’étais qu’assoupi. Ensuite, vous êtes venue. Je ne fus pas non plus heureux à vos côtés : j’imaginai seulement l’existence du bonheur. Ce fut comme le rêve d’un après-midi d’été.
Je savais de vous, par avance, tout ce qu’on peut savoir d’une jeune fille, c’est-à-dire peu de chose, et de très petites choses. On m’avait dit que vous étiez très belle, que vous étiez riche, et tout à fait accomplie. On ne m’avait pas dit combien vous étiez bonne ; la princesse l’ignorait, ou peut-être la bonté n’était pour elle qu’une qualité superflue : elle pensait que l’aménité suffit. Beaucoup de jeunes filles sont très belles ; il en est aussi de riches et de tout à fait accomplies, mais je n’avais aucune raison de m’intéresser à tout cela. Il ne faut pas vous étonner, mon amie, que tant de descriptions soient restées inutiles : il y a, au fond de tout être parfait, je ne sais quoi d’unique qui décourage l’éloge. La princesse désirait que je vous admirasse d’avance ; et je vous crus ainsi moins simple que vous ne l’êtes. Jusqu’alors, il ne m’avait pas été désagréable de jouer, à Wand, un rôle d’invité très modeste, mais il me semblait, devant vous, qu’on se proposât de me forcer à briller. Je sentais bien que j’en étais incapable, et les visages nouveaux m’intimidaient toujours. S’il n’avait tenu qu’à moi, je serais parti avant votre arrivée, mais cela me fut impossible. Je comprends, maintenant, dans quelle intention le prince et la princesse me retinrent : j’avais malheureusement, autour de moi, deux vieilles gens désireux de me ménager du bonheur.
Il faut, mon amie, que vous pardonniez à la princesse Catherine. Elle me connaissait assez peu pour me croire digne de vous. La princesse vous savait très pieuse ; j’étais moi-même, avant de vous connaître, d’une piété timorée, enfantine. Sans doute, j’étais catholique, vous étiez protestante, mais cela importait si peu. La princesse se figurait qu’un nom très ancien suffisait à compenser ma pauvreté, et les vôtres aussi raisonnèrent de la sorte. Catherine de Mainau plaignait, exagérément peut-être, ma vie solitaire et souvent difficile ; elle redoutait pour vous les épouseurs vulgaires ; elle se croyait tenue, en quelque sorte, de remplacer votre mère et la mienne. Et puis, elle était ma parente ; elle voulait aussi faire plaisir aux miens. La princesse de Mainau était sentimentale : elle aimait à vivre dans une atmosphère un peu fade de fiançailles allemandes ; le mariage, pour elle, était une comédie de salon, semée d’attendrissements et de sourires, où le bonheur arrive avec le cinquième acte. Le bonheur n’est pas venu, mais peut-être, Monique, en sommes-nous incapables ; et ce n’est pas la faute de la princesse Catherine.
Je crois vous avoir dit que le prince de Mainau m’avait raconté votre histoire. Je devrais plutôt dire l’histoire de vos parents, car celle des jeunes filles est tout intérieure : leur vie est un poème avant de devenir un drame. J’avais écouté cette histoire avec indifférence, comme l’un de ces interminables récits de chasses et de voyages où le prince se perdait, le soir, après les longs repas. C’était vraiment un récit de voyage, puisque le prince avait connu votre père au cours d’une expédition, déjà lointaine, dans les Antilles françaises. Le docteur Thiébaut fut un explorateur célèbre ; il s’était marié n’étant déjà plus jeune ; vous étiez née là-bas. Puis votre père, devenu veuf, avait quitté les Iles ; vous aviez vécu, dans une province de France, chez des parents du côté paternel. Vous aviez grandi dans un milieu sévère, et pourtant très aimant ; vous avez eu l’enfance d’une petite fille heureuse. Certes, mon amie, il n’est pas nécessaire que je vous raconte votre histoire : vous la savez mieux que moi. Elle s’est déroulée pour vous, jour par jour, verset par verset, à la façon d’un psaume. Il n’est même pas nécessaire que vous vous en souveniez : elle vous a fait ce que vous êtes, et vos gestes, votre voix, tout vous-même, portent témoignage de ce tranquille passé.
Vous êtes arrivée à Wand un jour de la fin du mois d’août, au crépuscule. Je ne me rappelle pas exactement les détails de cette apparition ; je ne savais pas que vous entriez, non seulement dans cette maison allemande, mais aussi dans ma vie. Je me souviens seulement qu’il faisait déjà sombre, et que les lampes, dans le vestibule, ne brûlaient pas encore. Ce n’était pas votre premier séjour à Wand, ainsi, les choses avaient pour vous une figure familière ; elles aussi vous connaissaient. Il faisait trop obscur pour que je distinguasse vos traits ; je m’aperçus seulement que vous étiez très calme. Mon amie, les femmes sont rarement calmes : elles sont placides, ou bien elles sont fébriles. Vous étiez sereine à la façon d’une lampe. Vous conversiez avec vos hôtes ; vous ne disiez que les paroles qu’il fallait dire ; vous ne faisiez que les gestes qu’il fallait faire, et cela était parfait. Je fus, ce soir-là, d’une timidité pire qu’à l’ordinaire ; j’aurais découragé jusqu’à votre bonté. Pourtant, je ne vous en voulais pas. Je ne vous admirais pas non plus : vous étiez trop lointaine. Votre arrivée me parut simplement un peu moins désagréable que je ne l’avais craint tout d’abord. Vous voyez, mon amie, que je vous dis la vérité.