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Nous fûmes mariés à Wand un jour assez pluvieux d’octobre. Peut-être, Monique, eussé-je préféré que nos fiançailles fussent plus longues ; j’aime que le temps nous porte, et non qu’il nous entraîne. Je n’étais pas sans inquiétude sur cette existence qui s’ouvrait : songez que j’avais vingt-deux ans, et que vous étiez la première femme qui occupait ma vie. Mais tout, à vos côtés, était toujours très simple : je vous savais gré de m’effrayer si peu. Les hôtes du château étaient partis l’un après l’autre ; nous allions partir aussi, partir ensemble. Nous fûmes mariés dans l’église du village, et comme votre père s’en était allé pour l’une de ses expéditions lointaines il n’y avait, autour de nous, que quelques amis et mon frère. Mon frère était venu, bien que ce déplacement coutât cher ; il me remercia avec une sorte d’effusion d’avoir, disait-il, sauvé notre famille ; je compris alors qu’il faisait allusion à votre fortune, et cela me fit honte. Je ne répondis rien. Cependant, mon amie, aurais-je été plus coupable en vous sacrifiant à ma famille qu’en vous sacrifiant à moi-même ? C’était, je m’en souviens, un de ces jours mêlés de soleil et de pluie, qui changent facilement d’expression, comme un visage humain. Il semblait qu’il s’efforçât de faire beau, et que je m’efforçasse d’être heureux. Mon Dieu, j’étais heureux. J’étais heureux avec timidité.

Et maintenant, Monique, il faudrait du silence. Ici doit s’arrêter mon dialogue avec moi-même : ici commence celui de deux âmes et de deux corps unis. Unis, ou simplement joints. Pour tout dire, mon amie, il faudrait une audace que je me défends d’avoir ; il faudrait surtout être également une femme. Je voudrais seulement comparer mes souvenirs aux vôtres, vivre, en quelque sorte au ralenti, ces moments de tristesse ou de pénible joie que nous avons peut-être trop hâtivement vécus. Cela me revient à la manière de pensées presque évanouies, de confidences timides, chuchotées à voix basse, de musique très discrète qu’il faut écouter pour entendre. Mais je vais voir s’il est possible d’écrire aussi à voix basse.

Ma santé, demeurée précaire, vous inquiétait d’autant plus que je ne m’en plaignais pas. Vous aviez tenu à passer nos premiers mois ensemble dans des climats moins rudes : le jour même du mariage, nous partîmes pour Méran. Puis, l’hiver nous chassa vers des pays encore plus tièdes ; je vis pour la première fois la mer, et la mer au soleil. Mais cela n’a pas d’importance. Au contraire, j’eusse préféré d’autres régions plus tristes, plus austères, en harmonie avec l’existence que je m’efforçais de désirer vivre. Ces contrées d’insouciance et de charnel bonheur m’inspiraient à la fois de la méfiance et du trouble ; je soupçonnais toujours la joie de contenir un péché. Plus ma conduite m’avait semblé répréhensible, plus je m’étais attaché aux idées morales rigoureuses qui condamnaient mes actes. Nos théories, Monique, lorsqu’elles ne sont pas la formule de nos instincts, sont les défenses que nous opposons à ceux-ci. Je vous en voulais de me faire remarquer le cœur trop rouge d’une rose, une statue, la beauté brune d’un enfant qui passait ; j’éprouvais, pour ces choses innocentes, une sorte d’horreur ascétique. Et, pour la même raison, j’eusse préféré que vous fussiez moins belle.

Nous avions retardé, par une sorte de tacite accord, l’instant où nous serions tout à fait l’un à l’autre. J’y pensais, d’avance, avec un peu d’inquiétude, de répugnance aussi ; il me semblait que cette intimité trop grande allait gâter, avilir quelque chose. Et puis, on ne sait jamais ce que feront surgir, entre deux êtres, les sympathies ou les antipathies des corps. Ce n’étaient peut-être pas des idées très saines, mais enfin, c’étaient les miennes. Je me demandais, chaque soir, si j’oserais vous rejoindre ; mon amie, je ne l’osais pas. Puis, il le fallut bien : sans doute, vous n’eussiez plus compris. Je pense, avec un peu de tristesse, combien tout autre que moi eût apprécié davantage la beauté (la bonté) de ce don, si simple, de vous-même. Je ne voudrais rien dire qui risquât de vous choquer, encore moins de vous faire sourire, mais il me semble que ce fut un don maternel. J’ai vu plus tard votre enfant se blottir contre vous, et j’ai pensé que tout homme, sans le savoir, cherche surtout dans la femme le souvenir du temps où sa mère l’accueillait. Du moins, cela est vrai, quand il s’agit de moi. Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant.

Je n’étais pas heureux. J’éprouvais certes quelque déception de ce manque de bonheur, mais enfin, je me résignais. J’avais en quelque sorte renoncé au bonheur, ou du moins à la joie. Puis, je me disais que les premiers mois d’une union sont rarement les plus doux, que deux êtres, brusquement joints par la vie, ne peuvent si rapidement se fondre l’un dans l’autre et n’être vraiment qu’un. Il faut beaucoup de patience et de bonne volonté. Nous en avions tous deux. Je me disais, avec plus de justesse encore, que la joie ne nous est pas due, et que nous avons tort de nous plaindre. Tout se vaudrait, je suppose, si nous étions raisonnables, et le bonheur n’est peut-être qu’un malheur mieux supporté. Je me disais cela, parce que le courage consiste à donner raison aux choses, quand nous ne pouvons les changer. Pourtant, que l’insuffisance soit dans la vie, ou seulement en nous-mêmes, elle n’en est pas moins grande et nous en souffrons autant. Et vous non plus, mon amie, vous n’étiez pas heureuse.

Vous aviez vingt-quatre ans. C’était, à peu près, l’âge de mes sœurs aînées. Mais vous n’étiez pas, comme elles, effacée ou timide : il y avait en vous une vitalité admirable. Vous n’étiez pas née pour une existence de petites peines ou de petits bonheurs ; vous étiez trop puissante. Jeune fille, vous vous étiez fait de votre vie d’épouse une idée très sévère et très grave, un idéal de tendresse plus affectueux qu’aimant. Et cependant, sans le savoir vous-même, dans l’enchaînement étroit de ces devoirs ennuyeux et souvent difficiles, qui devaient selon vous composer tout l’avenir, vous glissiez autre chose. L’usage ne permet pas aux femmes la passion : il leur permet seulement l’amour ; c’est pour cela peut-être quelles aiment si totalement. Je n’ose dire que vous étiez née pour une existence de plaisir ; il y a dans ce mot quelque chose de coupable, ou du moins d’interdit ; j’aime mieux dire, mon amie, que vous étiez née pour connaître et pour donner la joie. Il faudrait tâcher de redevenir assez purs pour comprendre toute l’innocence de la joie, cette forme ensoleillée du bonheur. Vous aviez cru qu’il suffisait de l’offrir pour l’obtenir en retour ; je n’affirme pas que vous étiez déçue : il faut beaucoup de temps pour qu’un sentiment, chez une femme, se transforme en pensée : vous étiez seulement triste.

Ainsi, je ne vous aimais pas. Vous aviez renoncé à me demander ce grand amour, que sans doute aucune femme ne m’inspirera jamais, puisqu’il ne m’est pas donné de l’éprouver pour vous. Mais cela, vous l’ignoriez. Vous étiez trop raisonnable pour ne pas vous résigner à cette vie sans issue, mais vous étiez trop saine pour ne pas en souffrir. La souffrance que l’on cause est celle dont on s’aperçoit la dernière ; et puis, vous la cachiez ; dans les premiers temps, je vous crus presque heureuse. Vous vous efforciez en quelque sorte de vous éteindre pour me plaire, vous portiez des vêtements sombres, épais, dissimulant votre beauté, parce que le moindre effort de parure m’effrayait (vous le compreniez déjà) comme une offre d’amour. Sans vous aimer, je m’étais pris pour vous de l’affection la plus inquiète ; une absence d’un moment m’attristait tout un jour, et l’on n’aurait pu savoir si je souffrais d’être éloigné de vous, ou si, tout simplement, j’avais peur d’être seul. Moi-même, je ne le savais pas. Et, puis, j’avais peur d’être ensemble, d’être seuls ensemble. Je vous entourais d’une atmosphère de tendresse énervante ; je vous demandais, vingt fois de suite, si vous teniez à moi ; je savais trop bien que c’était impossible.