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Nous nous forcions aux pratiques d’une dévotion exaltée, qui ne correspondait plus à nos vraies croyances : ceux auxquels tout manque s’appuient sur Dieu et c’est à ce moment que Dieu leur manque aussi. Souvent, nous nous attardions dans ces vieilles églises accueillantes et sombres qu’on visite en voyage ; nous avions même pris l’habitude d’y prier. Nous revenions le soir, serrés l’un contre l’autre, unis du moins par une ferveur commune ; nous trouvions des prétextes pour rester dans la rue à regarder la vie des autres ; la vie des autres paraît toujours facile parce qu’on ne la vit pas. Nous savions trop bien que notre chambre nous attendait quelque part, une chambre de passage, froide, nue, vainement ouverte sur la tiédeur de ces nuits italiennes, une chambre sans solitude, et pourtant sans intimité. Car nous habitions la même chambre, c’est moi qui le voulais. Nous hésitions chaque soir à allumer la lampe ; sa lumière nous gênait, et cependant, nous n’osions plus l’éteindre. Vous me trouviez pâle ; vous ne l’étiez pas moins ; j’avais peur que vous n’eussiez pris froid ; vous me reprochiez doucement de m’être fatigué à des prières trop longues : nous étions l’un pour l’autre d’une désespérante bonté. Vous aviez à cette époque des insomnies intolérables ; j’avais, moi aussi, du mal à m’endormir ; nous simulions la présence du sommeil, pour n’être pas forcés de nous plaindre l’un l’autre. Ou bien, vous pleuriez. Vous pleuriez, le plus silencieusement possible, pour que je ne m’en aperçusse pas, et je feignais alors de ne pas vous entendre. Il vaut peut-être mieux ne pas s’apercevoir des larmes, lorsqu’on ne peut les consoler.

Mon caractère changeait : je devenais fantasque, difficile, irritable, il semblait qu’une vertu me dispensât des autres. Je vous en voulais de ne pas réussir à me donner ce calme, sur lequel j’avais compté, et que je ne demandais, mon Dieu, pas mieux que d’obtenir. J’avais pris l’habitude des demi-confidences ; je vous torturais d’aveux, d’autant plus inquiétants qu’ils étaient incomplets. Nous trouvions, dans les larmes, une sorte de satisfaction misérable : notre double détresse finissait par nous unir, autant que du bonheur. Vous aussi, vous vous transformiez. Il semblait que je vous eusse ravi votre sérénité d’autrefois, sans être parvenu à me l’approprier. Vous aviez, comme moi, des impatiences et des tristesses soudaines, impossibles à comprendre ; nous n’étions plus que deux malades s’appuyant l’un sur l’autre.

J’avais complètement abandonné la musique. La musique faisait partie d’un monde où je m’étais résigné à ne plus jamais vivre. On dit que la musique est l’univers de l’âme ; cela se peut, mon amie : cela prouve simplement que l’âme et la chair ne sont pas séparables, et que l’une contient l’autre, comme le clavier contient les sons. Le silence qui succède aux accords n’a rien des silences ordinaires : c’est un silence attentif ; c’est un silence vivant. Bien des choses insoupçonnées se murmurent en nous à la faveur de ce silence, et nous ne savons jamais ce que va nous dire une musique qui finit. Un tableau, une statue, voire même un poème, nous présentent des idées précises, qui d’ordinaire ne nous mènent pas plus loin, mais la musique nous parle de possibilités sans bornes. Il est dangereux de s’exposer aux émotions dans l’art, lorsqu’on a résolu de s’en abstenir dans la vie. Ainsi, je ne jouais plus et je ne composais plus. Je ne suis pas de ceux qui demandent à l’art la compensation du plaisir ; j’aime l’une et l’autre ; et non pas l’une pour l’autre, ces deux formes un peu tristes de tout désir humain. Je ne composais plus. Mon dégoût de la vie s’étendait lentement à ces rêves de la vie idéale, car un chef-d’œuvre, Monique, c’est de la vie rêvée. Il n’était pas jusqu’à la simple joie que cause à tout artiste l’achèvement d’un ouvrage, qui ne se fût desséchée, ou pour mieux dire, qui ne se fût congelée en moi. Cela tenait peut-être à ce que vous n’étiez pas musicienne : mon renoncement, ma fidélité n’eussent pas été complets, si je m’étais engagé, chaque soir, dans un monde d’harmonie où vous n’entriez pas. Je ne travaillais plus. J’étais pauvre : jusqu’à mon mariage, j’avais peiné pour vivre. Je trouvais maintenant une sorte de volupté à dépendre de vous, même de votre fortune : cette situation un peu humiliante était une garantie contre l’ancien péché. Nous avons tous, Monique, certains préjugés bien étranges : il est seulement cruel de trahir une femme qui nous aime, mais il serait odieux de tromper celle dont l’argent nous fait vivre. Et vous, si laborieuse, n’osiez blâmer tout haut mon inaction complète : vous craigniez que je ne visse dans vos paroles un reproche à ma pauvreté.

L’hiver, puis le printemps, passa ; nos excès de tristesse nous avaient épuisés ainsi qu’une grande débauche. Nous éprouvions cette sécheresse du cœur qui suit l’abus des larmes, et mon découragement ressemblait à du calme. J’étais presque effrayé de me sentir si calme ; je croyais m’être conquis. On est si prompt, hélas, à se dégoûter de ses conquêtes ! Nous accusions de notre accablement la fatigue des voyages : nous nous fixâmes à Vienne. J’éprouvais quelque répugnance à rentrer dans cette ville, où j’avais vécu seul, mais vous teniez, par une délicatesse de cœur, à ne pas m’éloigner de mon pays natal. Je m’efforçais de croire que j’allais être, à Vienne, moins malheureux que naguère ; j’étais surtout moins libre. Je vous laissai choisir les meubles et les tentures des chambres ; je vous regardais, avec un peu d’amertume, aller et venir dans ces pièces encore nues, où nos deux existences seraient emprisonnées. La société viennoise s’était éprise de votre beauté brune, et cependant pensive : la vie mondaine, dont ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude, nous permit quelque temps d’oublier combien nous étions seuls. Puis, elle nous fatigua. Nous mettions une sorte de constance à supporter l’ennui dans cette maison trop neuve, où les objets pour nous étaient sans souvenir, et où les miroirs ne nous connaissaient pas. Mon effort de vertu, et votre tentative d’amour, n’aboutissaient même pas à nous distraire l’un l’autre.

Tout, même une tare, a ses avantages pour un esprit un peu lucide ; elle procure une vue moins conventionnelle du monde. Ma vie moins solitaire, et la lecture des livres, m’apprirent quelle différence existe entre les convenances extérieures et la morale intime. Les hommes ne disent pas tout, mais lorsqu’on a, comme moi, dû prendre l’habitude de certaines réticences, on s’aperçoit très vite qu’elles sont universelles. J’avais acquis une aptitude singulière à deviner les vices ou les faiblesses cachés ; ma conscience, mise à nu, me révélait celle des autres. Sans doute, ceux auxquels je me comparais se fussent indignés d’un rapprochement semblable ; ils se croyaient normaux, peut-être parce que leurs vices étaient très ordinaires ; et cependant, pouvais-je les juger bien supérieurs à moi, dans leur recherche d’un plaisir qui n’aboutit qu’à soi-même, et qui, le plus souvent, ne souhaite pas l’enfant ? Je finissais par me dire que mon seul tort (mon seul malheur plutôt) était d’être, non certes pire que tous, mais seulement différent. Et même, bien des gens s’accommodent d’instincts pareils aux miens ; ce n’est pas si rare, ni surtout si étrange. Je m’en voulais d’avoir pris au tragique des préceptes que démentent tant d’exemples, – et la morale humaine n’est qu’un grand compromis. Mon Dieu, je ne blâme personne : chacun couve en silence ses secrets et ses rêves, sans l’avouer jamais, sans se l’avouer même, et tout s’expliquerait si l’on ne mentait pas. Ainsi, je m’étais torturé pour peu de chose peut-être. Me conformant aux règles morales les plus strictes, je me donnais maintenant le droit de les juger, et l’on eût dit que ma pensée osait être plus libre, depuis que je renonçais à toute liberté dans la vie.