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Si je passe rapidement sur les jours qui suivirent, c’est que mes sensations ne concernent et n’émeuvent que moi seul. J’aime mieux garder pour moi mes souvenirs intimes, puisque je n’en puis parler, devant vous, qu’avec les précautions d’une pudeur qui ressemble à de la honte, et que je mentirais si je montrais du repentir. Rien n’égale la douceur d’une défaite qu’on sait définitive : à Vienne, durant ces derniers jours ensoleillés d’automne, j’eus l’émerveillement de retrouver mon corps. Mon corps, qui me guérit d’avoir une âme. Vous n’avez vu de moi que les craintes, les remords et les scrupules de la conscience, non pas même de la mienne, mais de celle des autres, que je prenais pour guide. Je n’ai pas su, ou pas osé vous dire quelle adoration ardente me fait éprouver la beauté et le mystère des corps, ni comment chacun d’eux, quand il s’offre, semble m’apporter un fragment de la jeunesse humaine. Mon amie, vivre est difficile. J’ai assez bâti de théories morales pour n’en pas construire d’autres, et de contradictoires : je suis trop raisonnable pour croire que le bonheur ne gît qu’au bord d’une faute, et le vice pas plus que la vertu ne peut donner la joie à ceux qui ne l’ont pas d’eux-mêmes. Seulement, j’aime encore mieux la faute (si c’en est une) qu’un déni de soi si proche de la démence. La vie m’a fait ce que je suis, prisonnier (si l’on veut) d’instincts que je n’ai pas choisis, mais auxquels je me résigne, et cet acquiescement, je l’espère, à défaut du bonheur, me procurera la sérénité. Mon amie, je vous ai toujours crue capable de tout comprendre, ce qui est bien plus rare que de tout pardonner.

Et maintenant, je vous dis adieu. Je pense, avec une infinie douceur, à votre bonté féminine, ou plutôt maternelle : je vous quitte à regret, mais j’envie votre enfant. Vous étiez le seul être devant qui je me jugeais coupable, mais écrire ma vie me confirme en moi-même ; je finis par vous plaindre sans me condamner sévèrement. Je vous ai trahie ; je n’ai pas voulu vous tromper. Vous êtes de celles qui choisissent toujours, par devoir, la voie la plus étroite et la plus difficile : je ne veux pas, en implorant votre pitié, vous donner un prétexte pour vous sacrifier davantage. N’ayant pas su vivre selon la morale ordinaire, je tâche, du moins, d’être d’accord avec la mienne : c’est au moment où l’on rejette tous les principes qu’il convient de se munir de scrupules. J’avais pris envers vous d’imprudents engagements que devait protester la vie : je vous demande pardon, le plus humblement possible, non pas de vous quitter, mais d’être resté si longtemps.

Lausanne,

31 août 1927 — 17 septembre 1928.

Le Coup de Grâce

PRÉFACE

Le Coup de Grâce, ce court roman placé dans le sillage de la guerre de 1914 et de la Révolution russe, fut écrit à Sorrente en 1938, et publié trois mois avant la Seconde Guerre mondiale, celle de 1939, donc vingt ans environ après l’incident qu’il relate. Le sujet en est à la fois très éloigné de nous et très proche, très éloigné parce que d’innombrables épisodes de guerre civile se sont en vingt ans superposés à ceux-là ; très proche, parce que le désarroi moral qu’il décrit reste celui où nous sommes encore et plus que jamais plongés. Le livre s’inspire d’une occurrence authentique, et les trois personnages qui s’appellent ici respectivement Éric, Sophie et Conrad, sont restés à peu près tels que me les avait décrits l’un des meilleurs amis du principal intéressé.

L’aventure m’émut, comme j’espère qu’elle émouvra le lecteur. De plus, et du seul point de vue littéraire, elle me parut porter en soi tous les éléments du style tragique, et par conséquent se prêter admirablement à entrer dans le cadre du récit français traditionnel, qui semble avoir retenu certaines caractéristiques de la tragédie. Unité de temps, de lieu et, comme le définissait jadis Corneille avec un singulier bonheur d’expression, unité de danger ; action limitée à deux ou trois personnages dont l’un au moins est assez lucide pour essayer de se connaître et de passer jugement sur soi-même ; enfin, inévitabilité du dénouement tragique auquel la passion tend toujours, mais qui prend d’ordinaire dans la vie quotidienne des formes plus insidieuses ou plus invisibles. Le décor même, ce coin obscur de pays balte isolé par la révolution et la guerre, semblait, pour des raisons analogues à celles qu’a si parfaitement exposées Racine dans sa préface de Bajazet, satisfaire aux conditions du jeu tragique en libérant l’aventure de Sophie et d’Éric de ce que seraient pour nous ses contingences habituelles, en donnant à l’actualité d’hier ce recul dans l’espace qui est presque l’équivalent de l’éloignement dans le temps.

Mon intention n’était pas en écrivant ce livre de recréer un milieu ou une époque, ou ne l’était que secondairement. Mais la vérité psychologique que nous cherchons passe trop par l’individuel et le particulier pour que nous puissions avec bonne conscience, comme le firent avant nous nos modèles de l’époque classique, ignorer ou taire les réalités extérieures qui conditionnent une aventure. L’endroit que j’appelais Kratovicé ne pouvait pas n’être qu’un vestibule de tragédie, ni ces sanglants épisodes de guerre civile qu’un vague fond rouge à une histoire d’amour. Ils avaient créé chez ces personnages un certain état de désespoir permanent sans lequel leurs faits et gestes ne s’expliquaient pas. Ce garçon et cette fille que je connaissais seulement par un bref résumé de leur aventure n’existeraient plausiblement que sous leur éclairage propre, et autant que possible dans des circonstances historiquement authentiques. Il s’ensuit que ce sujet choisi parce qu’il m’offrait un conflit de passions et de volontés presque pur a fini par m’obliger à déplier des cartes d’état-major, à glaner des détails donnés par d’autres témoins oculaires, à rechercher de vieux journaux illustrés pour essayer d’y trouver le maigre écho ou le maigre reflet parvenant à l’époque en Europe occidentale de ces obscures opérations militaires sur la frontière d’un pays perdu. Plus tard, à deux ou trois reprises, des hommes qui avaient participé à ces mêmes guerres en pays balte ont bien voulu venir m’assurer spontanément que Le Coup de Grâce ressemblait à leurs souvenirs, et aucune critique favorable ne m’a jamais plus rassurée sur la substance d’un de mes livres.

Le récit est écrit à la première personne et mis dans la bouche du principal personnage, procédé auquel j’ai souvent eu recours parce qu’il élimine du livre le point de vue de l’auteur, ou du moins ses commentaires, et parce qu’il permet de montrer un être humain faisant face à sa vie, et s’efforçant plus ou moins honnêtement de l’expliquer, et d’abord de s’en souvenir. Rappelons pourtant qu’un long récit oral fait par le personnage central d’un roman à de complaisants et silencieux auditeurs est, quoi qu’on fasse, une convention littéraire : c’est dans La Sonate à Kreutzer ou dans L’immoraliste qu’un héros se raconte avec cette précision de détails et cette logique discursive ; ce n’est pas dans la vie réelle ; les confessions véritables sont d’habitude plus fragmentaires ou plus répétitives, plus embrouillées ou plus vagues. Ces réserves valent bien entendu pour le récit que le héros du Coup de Grâce fait dans une salle d’attente à des camarades qui ne l’écoutent guère. Une fois admise, néanmoins, cette convention initiale, il dépend de l’auteur d’un récit de ce genre d’y mettre tout un être avec ses qualités et ses défauts exprimés par ses propres tics de langage, ses jugements justes ou faux, et les préjugés qu’il ne sait pas qu’il a, ses mensonges qui avouent ou ses aveux qui sont des mensonges, ses réticences, et même ses oublis.