Je la revis dès le lendemain chez son frère ; chaque fois, elle trouva moyen de s’éclipser avec une souplesse de jeune chatte redevenue sauvage. Pourtant, dans le premier émoi du retour, elle m’avait embrassé à pleines lèvres, et je ne pouvais m’empêcher de songer avec une certaine mélancolie que c’était là mon premier baiser de jeune fille, et que mon père ne m’avait pas donné de sœur. Dans la mesure du possible, il est bien entendu que j’adoptai Sophie. La vie de château suivait son cours dans les intervalles de la guerre, réduite pour tout personnel à une vieille bonne et au jardinier Michel, encombrée par la présence de quelques officiers russes évadés de Kronstadt, comme par les invités d’une ennuyeuse partie de chasse qui n’en finirait pas. Deux ou trois fois, réveillés par des coups de feu lointains, nous avons trompé la longueur de ces nuits interminables en jouant tous trois aux cartes avec un mort, et sur ce mort hypothétique du bridge, nous pouvions presque toujours mettre un nom, un prénom, celui d’un de nos hommes fraîchement tué par une balle ennemie. La maussaderie de Sophie fondait par places, sans rien lui ôter de sa grâce hagarde et farouche, comme ces pays qui gardent une âpreté hivernale même au retour du printemps. L’éclairage prudent et concentré d’une lampe transformait en rayonnement la pâleur de son visage et de ses mains. Sophie avait tout juste mon âge, ce qui aurait dû m’avertir, mais en dépit de la plénitude de son corps, j’étais surtout frappé par son aspect d’adolescence blessée. Il était évident que seules deux années de guerre n’avaient pas suffi pour modifier chaque trait de cette figure dans le sens de l’entêtement et du tragique. Et certes, à l’âge des bals blancs, elle avait dû subir les dangers de coups de feu, l’horreur des récits de viols et de supplices, la faim parfois, l’angoisse toujours, l’assassinat de ses cousins de Riga collés au mur de leur maison par une escouade rouge, et l’effort qu’elle avait fourni pour s’accoutumer à des spectacles si différents de ses rêves de jeune fille avait pu suffire à lui élargir douloureusement les yeux. Mais, ou je me trompe fort, ou Sophie n’était pas tendre : elle n’était qu’infiniment généreuse de cœur ; on confond souvent les symptômes de ces deux maladies voisines. Je sentais qu’il s’était passé pour elle quelque chose de plus essentiel que le bouleversement de son pays et du monde, et je commençais enfin à comprendre ce qu’avaient dû être ces mois de promiscuité avec des hommes mis hors d’eux-mêmes par l’alcool et la surexcitation continuelle du danger. Des brutes, qui deux ans plus tôt n’auraient été pour elle que des valseurs, lui avaient trop vite enseigné la réalité cachée sous les propos d’amour. Que de coups frappés la nuit à la porte de sa chambre de jeune fille, que de bras serrant la taille, et dont il avait fallu se dégager violemment, au risque de froisser la pauvre robe déjà élimée, et les jeunes seins... J’avais devant moi une enfant outragée par le soupçon même du désir ; et toute la part de moi-même par laquelle je me différencie le plus des banals coureurs d’aventures, pour qui toutes les aubaines féminines sont bonnes, ne pouvait qu’approuver trop pleinement le désespoir de Sonia. Enfin, un matin, dans le parc où Michel dépiquait des pommes de terre, j’appris le secret connu de tous, que nos camarades pourtant ont eu l’élégance de taire jusqu’au bout, de sorte que Conrad ne l’a jamais su. Sophie avait été violée par un sergent lithuanien, blessé depuis, et évacué sur l’arrière. L’homme était ivre, et il était venu le lendemain s’agenouiller dans la grande salle devant trente personnes et pleurnicher en demandant pardon ; et cette scène avait dû être pour l’enfant plus écœurante encore que le mauvais quart d’heure de la veille. Pendant des semaines, l’adolescente avait vécu avec ce souvenir, et la phobie d’une grossesse possible. Si grande qu’ait pu être par la suite mon intimité avec Sophie, je n’ai jamais eu le courage de faire allusion à ce malheur : c’était entre nous un sujet toujours écarté et toujours présent.
Et cependant, chose étrange, ce récit me rapprocha d’elle. Parfaitement innocente ou parfaitement gardée, Sophie ne m’eût inspiré que les sentiments de vague ennui et de gêne secrète que m’avaient fait éprouver à Berlin les filles des amies de ma mère ; soufflée, son expérience avoisinait la mienne, et l’épisode du sergent équilibrait bizarrement pour moi le souvenir unique et odieux d’une maison de femmes à Bruxelles. Puis, distraite par de pires souffrances, elle parut oublier tout à fait cet incident sur lequel ma pensée revenait sans cesse, et une diversion si profonde est peut-être ma seule excuse pour les tourments que je lui ai causés. Ma présence et celle de son frère lui rendaient peu à peu son rang de maîtresse de maison à Kratovicé, qu’elle avait perdu au point de n’être plus chez elle qu’une prisonnière épouvantée. Elle consentit à présider aux repas avec une espèce de crânerie attendrissante ; les officiers lui baisaient la main. Pour un court moment, ses yeux reprirent leur candide éclat qui n’était que le rayonnement d’une âme royale. Ensuite, ces yeux qui disaient tout se troublèrent de nouveau, et je ne les ai plus vus briller avec une limpidité admirable qu’une seule fois, dans des circonstances dont le souvenir ne m’est que trop présent.
Pourquoi les femmes s’éprennent-elles justement des hommes qui ne leur sont pas destinés, ne leur laissant ainsi que le choix de se dénaturer ou de les haïr ? Le lendemain de mon retour à Kratovicé, les profondes rougeurs de Sophie, ses disparitions soudaines, ce regard de biais qui convenait si mal à sa droiture, me firent croire au trouble tout naturel d’une jeune fille naïvement attirée par un nouveau venu. Plus tard, averti de sa mésaventure, j’appris à interpréter moins incorrectement ces symptômes d’humiliation mortelle qui se produisaient aussi en présence de son frère. Mais j’ai continué ensuite à me contenter trop longtemps de cette seconde explication, qui avait été juste, et tout Kratovicé parlait avec attendrissement ou avec gaieté de la passion de Sophie pour moi, que j’en restais encore au mythe de la jeune fille épouvantée. Je mis des semaines à m’apercevoir que ces joues tantôt plus pâles, tantôt plus roses, ce visage et ces mains à la fois tremblants et maîtrisés, et ces silences, et ce flux de paroles précipitées, signifiaient autre chose que la honte, et même davantage que le désir. Je ne suis pas fat : c’est assez facile à un homme qui méprise les femmes, et qui, comme pour se confirmer dans l’opinion qu’il a d’elles, a choisi de ne fréquenter que les pires. Tout me prédisposait à me méprendre sur Sophie, et d’autant plus que sa voix douce et rude, ses cheveux tondus, ses petites blouses, ses gros souliers toujours encroûtés de boue faisaient d’elle à mes yeux le frère de son frère. J’y fus trompé, puis je reconnus mon erreur, jusqu’au jour enfin où je découvris dans cette même erreur la seule part de vérité substantielle à quoi j’ai mordu de ma vie. En attendant, et brochant sur le tout, j’avais pour Sophie la camaraderie facile qu’un homme a pour les garçons quand il ne les aime pas. Cette position si fausse était d’autant plus dangereuse que Sophie, née la même semaine que moi, vouée aux mêmes astres, était loin d’être ma cadette, mais mon aînée en malheur. À partir d’un certain moment, ce fut elle qui mena le jeu ; et elle joua d’autant plus serré qu’elle misait sa vie. De plus, mon attention était forcément divisée ; la sienne entière. Il y avait pour moi Conrad, et la guerre, et quelques ambitions débarquées depuis. Il n’y eut bientôt plus pour elle que moi seul, comme si toute l’humanité autour de nous s’était muée en accessoires de tragédie. Elle aidait la servante dans les travaux de la cuisine et de la basse-cour, pour que je mangeasse à ma faim, et quand elle prit des amants, ce fut pour m’exaspérer. J’étais fatalement destiné à perdre, même si ce n’était pas dans le sens de sa joie, et je n’eus pas trop de toute mon inertie pour résister au poids d’un être qui s’abandonnait tout entier sur sa pente.