J’espère que notre vie côte à côte a laissé en Sophie quelques souvenirs aussi beaux que les miens : peu importe, d’ailleurs, puisqu’elle n’a pas assez vécu pour thésauriser son passé. La neige fit son apparition dès la Saint-Michel ; le dégel survint, suivi de nouvelles chutes de neige. La nuit, tous feux éteints, le château ressemblait à un navire abandonné pris dans une banquise. Conrad travaillait seul dans la tour ; je concentrais mon attention sur les dépêches qui jonchaient ma table ; Sophie entrait dans ma chambre en tâtonnant avec des précautions d’aveugle. Elle s’asseyait sur le lit, balançait ses jambes aux chevilles emmitouflées dans d’épaisses chaussettes de laine. Bien qu’elle dût se reprocher comme un crime de manquer aux conditions de notre accord, Sophie n’était pas plus capable de n’être pas femme que les roses le sont de n’être pas des roses. Tout en elle criait un désir auquel l’âme était encore mille fois plus intéressée que la chair. Les heures se traînaient ; la conversation languissait ou tournait aux injures ; Sophie inventait des prétextes pour ne pas quitter ma chambre ; seule avec moi, elle cherchait sans le vouloir ces occasions qui sont le viol des femmes. Si irrité que j’en fusse, j’aimais cette espèce d’escrime épuisante où mon visage portait une grille, et où le sien était nu. La chambre froide et suffocante, salie par l’odeur d’un poêle avare, se transformait en salle de gymnastique où un jeune homme et une jeune fille perpétuellement sur leurs gardes se surexcitaient à lutter jusqu’à l’aube. Les premières lueurs du jour nous ramenaient Conrad, fatigué et content comme un enfant qui sort de l’école. Des camarades prêts à partir avec moi aux avant-postes passaient la tête par la porte entrouverte, demandaient à boire avec nous la première eau-de-vie de la journée. Conrad s’asseyait près de Sophie pour lui enseigner à siffler, au milieu des rires fous, quelques mesures d’une chanson anglaise, et il attribuait à l’alcool le simple fait que ses mains tremblaient.
Je me suis souvent dit que Sophie avait peut-être accueilli mon premier refus avec un soulagement secret, et qu’il y avait dans son offre une bonne part de sacrifice. Elle était encore assez près de son unique mauvais souvenir pour apporter à l’amour physique plus d’audace, mais aussi plus de craintes que les autres femmes. De plus, ma Sophie était timide : c’est ce qui expliquait ses accès de courage. Elle était trop jeune pour se douter que l’existence n’est pas faite d’élans subits et de constance obstinée, mais de compromissions et d’oublis. À ce point de vue, elle serait toujours restée trop jeune, même si elle était morte à soixante ans. Mais Sophie dépassa bientôt la période où le don de soi demeure un acte de volonté passionné, pour arriver à l’état où il est aussi naturel de se donner que de respirer pour vivre. Je fus dorénavant la réponse qu’elle se faisait à soi-même, et ses malheurs précédents lui parurent suffisamment expliqués par mon absence. Elle avait souffert parce que l’amour ne s’était pas encore levé sur le paysage de sa vie, et ce manque de lumière ajoutait à la rudesse des mauvais chemins où le hasard des temps l’avait fait marcher. Maintenant qu’elle aimait, elle enlevait une à une ses dernières hésitations, avec la simplicité d’un voyageur transi qui ôte au soleil ses vêtements trempés, et se tenait devant moi nue comme aucune femme ne l’a jamais été. Et peut-être, ayant affreusement épuisé d’un seul coup toutes ses terreurs et ses résistances contre l’homme, ne pouvait-elle plus offrir désormais à son premier amour que cette douceur ravissante d’un fruit qui se propose également à la bouche et au couteau. Une telle passion consent à tout, et se contente de peu : il me suffisait d’entrer dans une chambre où elle se trouvait, pour que le visage de Sophie prît immédiatement cette expression reposée qu’on a dans un lit. Quand je la touchais, j’avais l’impression que tout le sang au-dedans de ses veines se changeait en miel. Le meilleur miel fermente à la longue : je ne me doutais pas que j’allais payer au centuple pour chacune de mes fautes, et que la résignation avec laquelle Sophie les avait acceptées me serait comptée à part. L’amour avait mis Sophie entre mes mains comme un gant d’un tissu à la fois souple et fort ; quand je la quittais, il m’arrivait des demi-heures plus tard de la retrouver à la même place, comme un objet abandonné. J’eus pour elle des insolences et des douceurs alternées, qui toutes tendirent au même but, qui était de la faire aimer et souffrir davantage, et la vanité me compromit envers elle comme le désir l’eût fait. Plus tard, lorsqu’elle commença à compter pour moi, je supprimai les douceurs. J’étais sûr que Sophie n’avouerait à personne ses souffrances, mais je m’étonne qu’elle n’ait pas pris Conrad comme confident de nos rares joies. Il devait déjà y avoir entre nous une complicité tacite, puisque nous nous accordions à traiter Conrad en enfant.
On parle toujours comme si les tragédies se passaient dans le vide : elles sont pourtant conditionnées par leur décor. Notre part de bonheur ou de malheur à Kratovicé avait pour cadre ces corridors aux fenêtres bouchées où l’on butait sans cesse, ce salon d’où les Bolcheviks n’avaient emporté qu’une panoplie d’armes chinoises, et où un portrait de femme troué d’un coup de baïonnette nous regardait du haut d’un trumeau, comme amusé par cette aventure ; le temps y jouait son rôle par l’offensive impatiemment attendue et par la chance perpétuelle de mourir. Les avantages que les autres femmes obtiennent de leur table de toilette, des conciliabules avec le coiffeur et la couturière, de tous les jeux de miroirs d’une vie malgré tout différente de celle de l’homme, et souvent merveilleusement protégée, Sophie les devait aux promiscuités gênantes d’une maison changée en caserne, à ses dessous de laine rose qu’elle était bien forcée de repriser devant nous sous la lampe, à nos chemises qu’elle lavait à l’aide d’un savon fabriqué sur place, et qui lui crevassait les mains. Ces frottements continuels d’une existence sur le qui-vive nous laissaient à la fois écorchés et durcis. Je me souviens du soir où Sophie se chargea d’égorger et de plumer pour nous quelques poulets étiques : je n’ai jamais vu sur un visage aussi résolu pareille absence de cruauté. Je soufflai un à un les quelques duvets pris dans sa chevelure ; une fade odeur de sang montait de ses mains. Elle rentrait de ces besognes accablée par le poids de ses bottes de neige, jetait n’importe où sa pelisse humide, refusait de manger, ou s’attaquait goulûment à d’affreuses crêpes qu’elle s’obstinait à nous préparer avec de la farine gâtée. À ce régime, elle maigrissait.
Son zèle s’étendait à nous tous, mais un sourire suffisait à m’apprendre qu’elle ne servait pourtant que moi seul. Elle devait être bonne, car elle ratait sans cesse des occasions de me faire souffrir. Aux prises avec un échec que les femmes ne pardonnent pas, elle fit ce que font les cœurs bien placés réduits au désespoir : elle chercha pour s’en souffleter les pires explications de soi-même ; elle se jugea comme la tante Prascovie l’eût fait, si la tante Prascovie avait été capable de le faire. Elle se crut indigne : une telle innocence eût mérité qu’on se mît à genoux. Pas un instant d’ailleurs, elle ne songea à révoquer ce don de soi-même, pour elle aussi définitif que si je l’avais accepté. C’était un trait de cette nature altière : elle ne reprenait pas l’aumône refusée par un pauvre. Qu’elle me méprisât, j’en suis sûr, et je l’espère pour elle, mais tout le mépris du monde n’empêchait pas que, dans un élan d’amour, elle ne m’eût baisé les mains. J’épiais avec avidité un mouvement de colère, un reproche mérité, n’importe quel acte qui eût été pour elle l’équivalent d’un sacrilège, mais elle se tint sans cesse au niveau de ce que je demandais à son absurde amour. De sa part, un manque de goût du cœur m’eût à la fois rassuré et déçu. Elle m’accompagnait dans mes reconnaissances à travers le parc : ce devaient être pour elle des promenades de damnés. J’aimais la pluie froide sur nos nuques, ses cheveux plaqués comme les miens, la toux qu’elle étouffait dans le creux de sa paume, ses doigts tourmentant un roseau le long de l’étang lisse et désert où flottait ce jour-là un cadavre ennemi. Brusquement, elle s’adossait à un arbre, et, pendant un quart d’heure, je la laissais me parler d’amour. Un soir, trempés jusqu’aux os, nous dûmes nous réfugier dans les ruines du pavillon de chasse ; nous enlevâmes nos vêtements, coude à coude dans l’étroite chambre encore munie d’un toit : je mettais une espèce de bravade à traiter cette adversaire en ami. Enveloppée d’une couverture de cheval, elle fit sécher devant le feu qu’elle venait d’allumer mon uniforme et sa robe de laine. Au retour, nous dûmes plusieurs fois nous planquer pour éviter les balles ; je la prenais par la taille, comme un amant, pour la coucher de force à côté de moi dans un fossé, par un mouvement qui prouvait tout de même que je ne souhaitais pas qu’elle meure. Au milieu de tant de tourments, je m’irritais de voir sans cesse monter dans ses yeux une espérance admirable : il y avait en elle cette certitude de leur dû que les femmes gardent jusqu’au martyre. Un si pathétique manque de désespoir donne raison à la théorie catholique, qui place les âmes à peu près innocentes au Purgatoire, sans les précipiter en Enfer. De nous deux, c’est elle qu’on eût plainte ; elle avait la meilleure part.