— Savez-vous ce qui m’étonne ? C’est que ces charmantes idées ne vous soient pas venues depuis longtemps, fis-je du ton le plus léger possible, essayant toutefois de l’entraîner dans un de ces débats où elle se serait perdue deux mois plus tôt.
— Si, répondit-elle distraitement. Si, mais c’est sans importance.
Elle ne mentait pas : rien pour les femmes n’a d’importance qu’elles-mêmes, et tout autre choix n’est pour elles qu’une folie chronique ou qu’une aberration passagère. J’allais lui demander âprement ce qui alors importait pour elle, quand je vis son visage, ses yeux, se décomposer et frémir au cours d’un nouvel accès de désespoir comme sous l’élancement profond d’une névralgie.
— Tout de même, je n’aurais pas cru que vous auriez mêlé Conrad à tout cela.
Elle détourna faiblement la tête, et ses joues pâles prirent feu comme si la honte d’une telle accusation était trop grande pour ne pas retomber aussi sur elle. Je compris alors que l’indifférence envers les siens qui m’avait longtemps scandalisé chez Sophie n’était qu’un symptôme trompeur, une ruse de l’instinct pour les tenir en dehors de la misère et du dégoût où elle se croyait tombée ; et que sa tendresse pour son frère avait continué à sourdre à travers sa passion pour moi, invisible comme une source dans l’eau salée de la mer. Bien plus, elle avait investi Conrad de tous les privilèges, de toutes les vertus auxquels elle renonçait, comme si ce fragile garçon avait été son innocence. L’idée qu’elle prenait contre moi sa défense m’atteignit au point le plus sensible de ma mauvaise conscience. Toutes les réponses eussent été bonnes, sauf celle sur quoi je trébuchai par irritation, par timidité, par hâte de blesser en retour. Il y a au fond de chacun de nous un goujat insolent et obtus, et ce fut lui qui riposta :
— Les filles de trottoir n’ont pas à se charger de la police des mœurs, chère amie.
Elle me regarda avec surprise, comme si tout de même elle ne s’attendait pas à cela, et je m’aperçus trop tard qu’elle eût accepté avec joie une dénégation, et qu’un aveu n’eût sans doute provoqué en elle qu’un flot de larmes. Penchée en avant, les sourcils froncés, elle chercha une réponse à cette petite phrase qui nous séparait plus qu’un mensonge ou qu’un vice, ne trouva dans sa bouche qu’un peu de salive, et me cracha au visage. Appuyé à la rampe, je la regardai stupidement descendre l’escalier d’un pas à la fois alourdi et rapide. Arrivée en bas, elle accrocha par mégarde sa pelisse au clou rouillé d’une caisse d’emballage, et tira, déchirant tout un pan du vêtement de loutre. Un instant plus tard, j’entendis se refermer la porte du vestibule.
Je m’essuyai le visage de ma manche avant d’entrer chez Conrad. Le bruit de mitrailleuse et de machine à coudre du télégraphe crépitait de l’autre côté des battants entrebâillés. Conrad travaillait le dos à la fenêtre, accoudé à une énorme table de chêne sculpté, au milieu de ce bureau où un grand-père maniaque avait entassé une grotesque collection de souvenirs de chasse. Une série cocasse et sinistre de petits animaux empaillés s’alignait sur des étagères, et je me souviendrai toujours d’un certain écureuil accoutré d’une veste et d’un bonnet tyrolien sur son pelage mangé aux vers. J’ai passé quelques-uns des moments les plus critiques de ma vie dans cette chambre qui sentait le camphre et la naphtaline. Conrad releva à peine, en me voyant entrer, sa figure pâle, creusée par le surmenage et par l’inquiétude. Je remarquai que la mèche de cheveux blonds qui s’obstinait à lui tomber sur le front se faisait moins épaisse, moins brillante qu’autrefois ; il serait un peu chauve à trente ans. Conrad était tout de même assez russe pour être un des fanatiques de Broussaroff ; il me donnait tort, et peut-être d’autant plus qu’il s’était usé d’angoisses à mon sujet. Il m’interrompit dès les premiers mots :
— Volkmar ne croyait pas Broussaroff mortellement blessé.
— Volkmar n’est pas médecin, dis-je, et le choc de ce nom fit déborder en moi toute la rancune que je ne me sentais pas contre le personnage dix minutes plus tôt. Paul a jugé tout de suite que Broussaroff n’en avait plus pour quarante-huit heures...
— Et comme Paul n’est plus là, il ne reste plus qu’à te croire sur parole.
— Dis tout de suite que tu aurais préféré ne pas me voir revenir.
— Ah, vous me dégoûtez tous ! dit-il en se prenant la tête entre ses mains étroites, et je fus frappé par l’identité de ce cri avec celui de la fugitive. Le frère et la sœur étaient également purs, intolérants et irréductibles.
Mon ami ne me pardonna jamais la perte de ce vieillard imprudent et mal informé, mais il soutint jusqu’au bout en public cette conduite qu’à part soi il jugeait inexcusable. Debout devant la fenêtre, j’écoutais parler Conrad sans l’interrompre ; bien plus, je l’entendais à peine. Une petite figure se détachant sur le fond de neige, de boue et de ciel gris, occupait mon attention, et ma seule crainte était que Conrad se levât en boitillant, et vînt à son tour jeter un coup d’œil du côté de la vitre. La fenêtre donnait sur la cour, et, par-delà l’ancienne boulangerie, on apercevait un tournant de la route qui menait au village de Mârba, sur l’autre berge du lac. Sophie marchait péniblement, arrachant du sol avec effort ses lourdes bottes qui laissaient derrière elle des empreintes énormes ; elle courbait la nuque, aveuglée sans doute par le vent, et son baluchon la faisait ressembler de loin à une colporteuse. Je retins mon souffle jusqu’au moment où sa tête enveloppée d’un châle eut plongé derrière le petit mur en ruine qui bordait la route. Le blâme que la voix de Conrad continuait à déverser sur moi, je l’acceptais en échange des reproches justifiés qu’il eût été en droit de me faire, s’il avait su que je laissais Sophie s’éloigner seule et sans espoir de retour dans une direction inconnue. Je suis sûr qu’elle n’avait à ce moment que juste assez de courage pour marcher droit devant soi sans tourner la tête en arrière ; Conrad et moi l’eussions facilement rejointe et ramenée de force, et c’est précisément ce que je ne voulais pas. Par rancune d’abord, et parce que, après ce qui s’était passé d’elle à moi, je ne pouvais plus supporter de voir de nouveau s’établir et durer entre nous cette même situation tendue et monotone. Par curiosité aussi, et ne serait-ce que pour laisser aux événements la chance de se développer d’eux-mêmes. Une chose au moins était claire : elle n’allait certes pas se jeter dans les bras de Volkmar. Contrairement aussi à l’idée qui un moment m’avait traversé l’esprit, ce chemin de halage abandonné ne la conduisait pas aux avant-postes rouges. Je connaissais trop Sophie pour ne pas savoir qu’on ne la reverrait jamais vivante à Kratovicé, mais je gardais en dépit de tout la certitude qu’un jour ou l’autre nous nous retrouverions face à face. Même si j’avais su dans quelles circonstances, je crois que je n’aurais rien fait pour me mettre en travers de sa route. Sophie n’était pas une enfant, et je respecte assez les êtres, à ma manière, pour ne pas les empêcher de prendre leurs responsabilités.
Si étrange que cela puisse paraître, près de trente heures passèrent avant que la disparition de Sophie fût remarquée. Comme il fallait s’y attendre, ce fut Chopin qui donna l’alerte. Il avait rencontré Sophie la veille, vers midi, à l’endroit où le chemin de Mârba quitte la berge et s’enfonce dans le petit bois de sapins. Sophie avait réclamé de lui une cigarette, et, se trouvant à court, il avait partagé avec elle la dernière d’un paquet. Ils s’étaient assis côte à côte sur le vieux banc qui demeurait là, témoin branlant d’une époque où tout l’étang se trouvait compris dans les limites du parc, et Sophie avait demandé des nouvelles de la femme de Chopin, qui venait d’accoucher dans une clinique de Varsovie. En le quittant, elle lui avait recommandé de garder le silence sur cette rencontre.