Il faut me pardonner de m’attarder si longtemps à ce Woroïno d’autrefois, car je l’ai beaucoup aimé. C’est une faiblesse, je n’en doute pas, et l’on ne devrait rien aimer, du moins rien aimer particulièrement. Ce n’était pas que nous y fussions très heureux ; du moins, la joie n’y habitait guère. Je ne crois pas me rappeler d’y avoir entendu un rire, même un rire de jeune fille, qui ne fût pas étouffé. On ne rit pas beaucoup, dans les vieilles familles. On finit même par s’habituer à n’y parler qu’à voix basse, comme si l’on craignait d’y réveiller des souvenirs, qu’il est vraiment préférable de laisser dormir en paix. On n’y était pas malheureux non plus, et je dois dire aussi que je n’y ai jamais vu pleurer. Seulement, on y était un peu triste. Cela tenait au caractère encore plus qu’aux circonstances, et tout le monde admettait, autour de moi, que l’on pût être heureux sans jamais cesser d’être triste.
C’était alors la même construction blanche, tout en colonnades et en fenêtres, de ce goût français qui prévalut au siècle de Catherine. Mais il faut vous rappeler que cette vieille maison était beaucoup plus délabrée qu’aujourd’hui, puisqu’elle n’a été réparée que grâce à vous, à l’époque de notre mariage. Il ne vous est pas difficile de l’imaginer alors : souvenez-vous de l’état où elle se trouvait quand vous y vîntes pour la première fois. Sûrement, on ne l’avait pas élevée pour y vivre une vie monotone ; je suppose qu’elle avait été bâtie pour y donner des fêtes (au temps où l’on donnait des fêtes) par la fantaisie d’un aïeul qui voulait montrer du faste. Toutes les maisons du dix-huitième siècle sont ainsi : il semble qu’elles soient construites pour la réception des hôtes, et nous n’y sommes jamais que des visiteurs mal à l’aise. Nous avions beau faire : celle-ci était toujours trop grande pour nous et il y faisait toujours froid. Il me semblait aussi qu’elle n’était pas solide, et certes, la blancheur de pareilles maisons, si désolée sous la neige, fait penser à de la fragilité. On comprend bien qu’elles ont été conçues pour des pays beaucoup plus tièdes, et par des gens qui prennent plus facilement la vie. Mais je sais maintenant que cette construction d’apparence légère, qu’on dirait prévue pour l’espace d’un été, durera infiniment plus longtemps que nous, et peut-être que notre famille. Il se peut qu’elle aille un jour à des étrangers ; cela lui serait indifférent, car les maisons vivent d’une vie particulière, à laquelle notre vie importe peu, et que nous ne comprenons pas.
J’y revois des visages sérieux, un peu tirés, des visages pensifs de femmes dans des salons trop clairs. L’aïeul dont je vous parlais tout à l’heure avait voulu que les pièces fussent spacieuses afin que la musique y sonnât mieux. Il aimait la musique. De lui, on ne parlait pas souvent ; il semblait qu’on préférât n’en rien dire ; on savait qu’il avait dilapidé un grand avoir ; peut-être lui en voulait-on, ou bien y avait-il autre chose. On passait encore deux générations sous silence, et probablement rien de remarquable ne valait qu’on s’y intéressât. Mon grand-père venait ensuite ; il s’était ruiné au temps des réformes agraires ; il était libéral ; il avait des idées qui pouvaient être très bonnes, mais qui naturellement l’avaient appauvri, et la gestion de mon père fut aussi déplorable. Il mourut jeune, mon père. Je m’en souviens très peu ; je me rappelle qu’il était sévère, pour nous autres enfants, comme sont parfois sévères les gens qui se reprochent de n’avoir pas su l’être envers eux-mêmes. Bien entendu, ce n’est là qu’une supposition, et je ne sais rien de mon père.
J’ai remarqué quelque chose, Monique : on dit que les vieilles maisons contiennent toujours des fantômes ; je n’en ai jamais vu, et pourtant j’étais un enfant craintif. Peut-être je comprenais déjà que les fantômes sont invisibles, parce que nous les portons en nous-mêmes. Mais ce qui rend les vieilles maisons inquiétantes, ce n’est pas qu’il y ait des fantômes, c’est qu’il pourrait y en avoir.
Je crois que ces années d’enfance ont déterminé ma vie. J’ai d’autres souvenirs plus proches, plus divers, peut-être beaucoup plus nets, mais il semble que ces impressions nouvelles, ayant été moins monotones, n’aient pas eu le temps de pénétrer assez profondément en moi. Nous sommes tous distraits, parce que nous avons nos rêves ; seul, le perpétuel recommencement des mêmes choses finit par nous imprégner d’elles. Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis près de trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! Encore n’est-ce que par lettre, et parce qu’il le faut bien. Il est terrible que le silence puisse être une faute ; c’est la plus grave de mes fautes, mais enfin, je l’ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l’ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile ; plus une chose est importante, plus il semble qu’on veuille la taire. On dirait qu’il s’agit d’une matière congelée, de plus en plus dure et massive : la vie continue sous elle ; seulement, on ne l’entend pas. Woroïno était plein d’un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites. C’est pour cela peut-être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter. Il fallait qu’il ne se servît pas des mots, toujours trop précis pour n’être pas cruels, mais simplement de la musique, car la musique n’est pas indiscrète, et, lorsqu’elle se lamente, elle ne dit pas pourquoi. Il fallait une musique d’une espèce particulière, lente, pleine de longues réticences et cependant véridique, adhérant au silence et finissant par s’y laisser glisser. Cette musique, ç’a été la mienne. Vous voyez bien que je ne suis qu’un exécutant, je me borne à traduire. Mais on ne traduit que son trouble : c’est toujours de soi-même qu’on parle.
Il y avait, dans le couloir qui menait à ma chambre, une gravure moderne que ne regardait personne. Elle n’était donc qu’à moi seul. Je ne sais qui l’avait apportée là ; je l’ai revue depuis chez tant de gens qui se disent artistes que cela m’en a dégoûté, mais alors je la considérais souvent. On y voyait des personnages qui écoutaient un musicien, et j’étais presque terrifié par le visage de ces êtres, à qui la musique semblait révéler quelque chose. Je pouvais avoir treize ans ; ni la musique, ni la vie, je vous assure, n’avaient rien eu à me révéler encore. Du moins je le croyais. Mais l’art fait parler aux passions un si beau langage, qu’il faut plus d’expérience que je n’en possédais alors pour comprendre ce qu’elles veulent dire. J’ai relu les petites compositions, auxquelles je m’essayais en ce temps-là ; elles sont raisonnables, beaucoup plus enfantines que ne l’étaient mes pensées. Mais c’est toujours ainsi : nos œuvres représentent une période de notre existence que nous avons déjà franchie, à l’époque où nous les écrivons.
La musique me mettait alors dans un état d’engourdissement très agréable, un peu singulier. Il semblait que tout s’immobilisât, sauf le battement des artères ; que la vie s’en fût allée hors de mon corps, et qu’il fût bon d’être si fatigué. C’était un plaisir ; c’était aussi presque une souffrance. J’ai trouvé toute ma vie le plaisir et la souffrance deux sensations très voisines ; je pense qu’il en va de même pour chaque nature un peu réfléchie. Je me souviens aussi d’une sensibilité particulière aux contacts, je parle des plus innocents, le toucher d’une étoffe très douce, le chatouillement d’une fourrure qui semble une toison vivante, ou l’épiderme d’un fruit. Il n’y a là rien de blâmable ; ces sensations m’étaient trop ordinaires pour m’étonner beaucoup ; l’on ne s’intéresse guère à ce qui paraît simple. Je prêtais aux personnages de ma gravure des émotions plus profondes, puisqu’ils n’étaient pas des enfants. Je les supposais participants d’un drame ; je croyais nécessaire qu’un drame se fût passé. Nous sommes tous pareils nous avons peur d’un drame ; quelquefois, nous sommes assez romanesques pour souhaiter qu’il arrive, et nous ne nous apercevons pas qu’il est déjà commencé,