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— Qui est-ce ?

— Il n’est pas de retour, se contenta de répondre la vieille Juive, dont les bajoues se mirent à trembler.

— Et c’est parce qu’il n’est pas de retour que vous êtes cette semaine sans lettre de votre fils. Où sont-ils ?

— Si je le savais, monsieur, je crois que je ne vous le dirais pas, fit-elle avec une certaine noblesse. Mais à supposer que je l’aie su il y a quelques jours, vous pensez bien que mes renseignements seraient périmés à l’heure qu’il est.

C’était le bon sens même, et cette grosse femme qui montrait malgré soi tous les signes de la terreur physique ne manquait pas d’un secret courage. Ses mains croisées sur son ventre tremblaient convulsivement, mais les baïonnettes eussent été aussi impuissantes avec elle qu’avec la mère des Macchabées. J’étais déjà résolu à laisser la vie sauve à cette créature qui n’avait fait après tout qu’entrer dans la partie obscure que Sophie et moi jouions l’un contre l’autre. Ceci n’arrangea rien, car la vieille Juive se fit assommer par des soldats quelques semaines plus tard, mais en ce qui me concernait, j’aurais aussi bien pu écraser une chenille que cette malheureuse. J’aurais montré moins d’indulgence si c’eût été Grigori ou Volkmar que j’avais tenu en face de moi.

— Et mademoiselle de Reval vous avait sans doute confié depuis longtemps son projet ?

— Non. Il en avait été question l’automne dernier, fit-elle avec ce timide coup d’œil qui cherche à se rendre compte si l’interlocuteur est renseigné. Elle ne m’en avait pas reparlé depuis.

— Bien, fis-je en me levant, et j’introduisis du même coup le paquet charbonneux des lettres de Grigori dans une de mes poches.

J’avais hâte de quitter cette chambre où la pelisse de Sophie, jetée sur un coin de sofa, m’attristait comme la présence d’un chien sans maître. Je resterai persuadé jusqu’à ma mort que la vieille Juive l’avait exigée en payement de ses bons offices.

— Vous savez à quels risques vous vous êtes exposée en aidant Mademoiselle de Reval à se faire conduire chez l’ennemi ?

— Mon fils m’a dit de me mettre au service de la jeune comtesse, me répondit la sage-femme qui semblait se soucier fort peu de la phraséologie des temps nouveaux. Si elle est parvenue à le rejoindre, ajouta-t-elle comme malgré soi, et sa voix ne put retenir un caquètement d’orgueil, je pense que mon Grigori et elle se seront mariés. Cela facilite aussi les choses.

Dans le camion qui me ramenait à Kratovicé, je me mis à rire tout haut de ma sollicitude à l’égard de la jeune Madame Loew. Toutes les probabilités étaient certes pour que le corps de Sophie se trouvât en ce moment étendu dans un fossé ou derrière un buisson, les genoux repliés, les cheveux souillés de terre, pareil au cadavre d’une perdrix ou d’une faisane endommagée par un braconnier. Des deux possibilités, il est naturel que j’eusse préféré celle-là.

Je ne cachai rien à Conrad des renseignements obtenus à Lilienkron. J’avais sans doute besoin d’en savourer l’amertume avec quelqu’un. Il était clair que Sophie avait obéi à l’impulsion qui pousse une fille séduite ou une femme abandonnée, même sans goût pour les solutions extrêmes, à entrer au couvent ou au bordel. Loew seul me gâtait un peu ce départ considéré de la sorte, mais j’avais déjà assez d’expérience à cette époque pour savoir qu’on ne choisit pas les comparses de sa vie. J’avais été le seul obstacle chez Sophie au développement du germe révolutionnaire ; du moment qu’elle arrachait de soi cet amour, elle ne pouvait plus que s’engager à fond sur une route jalonnée par les lectures de l’adolescence, par la camaraderie excitante du petit Grigori, et par ce dégoût que les âmes sans illusions réservent au milieu où elles ont grandi. Mais Conrad avait cette tare nerveuse de ne pouvoir jamais accepter les faits tels qu’ils sont, sans prolongements douteux d’interprétations ou d’hypothèses. J’étais atteint du même vice, mais du moins mes suppositions ne tournaient pas comme chez lui au mythe ou au roman vécu. Plus Conrad réfléchissait à ce départ secret, sans une lettre, sans un baiser d’adieu, plus il soupçonnait à la disparition de Sophie des motifs louches qu’il valait mieux laisser dans l’ombre. Ce long hiver à Kratovicé avait fait du frère et de la sœur ces complets étrangers que seuls deux membres d’une même famille peuvent réussir à devenir aussi parfaitement l’un pour l’autre. Dès mon retour de Lilienkron, Sophie ne fut plus pour Conrad qu’une espionne dont la présence parmi nous expliquait nos mécomptes, et même mon récent désastre à Gourna.

J’étais aussi sûr de l’intégrité de Sophie que de son courage, et ces accusations imbéciles ouvrirent une faille dans notre amitié. J’ai toujours trouvé quelque bassesse chez ceux qui croient si facilement à l’indignité des autres. Mon estime pour Conrad en resta diminuée, jusqu’au jour où je compris que faire de Sophie une Mata-Hari de film ou de roman populaire était peut-être pour mon ami une manière naïve d’honorer sa sœur, de prêter à ce visage aux larges yeux fous cette beauté saisissante que son aveuglement de frère ne lui avait pas permis jusqu’ici de reconnaître en eux. Pis encore : la stupeur indignée de Chopin fut telle qu’il accepta sans discuter les explications romanesques et policières de Conrad. Chopin avait adoré Sophie ; la déception était trop forte pour qu’il pût faire autre chose que cracher sur cette idole passée à l’ennemi. De nous trois, j’étais certes le moins pur de cœur, et c’est moi seul pourtant qui faisais confiance à Sophie, moi seul qui essayais déjà de prononcer sur elle ce verdict d’acquittement que Sophie a pu en toute justice se rendre à elle-même au moment de sa mort. C’est que les cœurs purs s’accommodent d’une bonne dose de préjugés, dont l’absence compense peut-être chez les cyniques celle des scrupules. Il est vrai aussi que j’étais le seul qui gagnât plus qu’il ne perdît à cet événement, et que je ne pouvais pas m’empêcher, comme si souvent dans ma vie, de faire à ce maffieux des clins d’œil complices. On prétend que le destin excelle comme personne à serrer les nœuds autour du cou du condamné ; à ma connaissance, il s’entend surtout à rompre les fils. À la longue, et qu’on le veuille ou non, il nous tire d’affaire en nous débarrassant de tout.

À partir de ce jour, Sophie fut aussi définitivement enterrée pour nous que si j’avais ramené de Lilienkron son cadavre troué d’une balle. Le vide produit par son départ fut hors de proportion avec la place qu’elle avait semblé occuper parmi nous. Il avait suffi de la disparition de Sophie pour faire régner dans cette maison sans femmes (car la tante Prascovie était tout au plus un fantôme), un calme qui était celui du couvent d’hommes et de la tombe. Notre groupe de plus en plus réduit rentrait dans la grande tradition de l’austérité et du courage viril ; Kratovicé redevenait ce qu’il avait été aux temps qu’on croyait révolus, un poste de l’Ordre Teutonique, une citadelle avancée de Chevaliers Porte-Glaives. Quand je pense malgré tout à Kratovicé comme à une certaine notion du bonheur, je me souviens de cette période tout autant que de mon enfance. L’Europe nous trahissait ; le gouvernement de Lloyd George favorisait les Soviets ; von Wirtz rejoignait l’Allemagne, abandonnant définitivement l’imbroglio russo-balte ; les négociations de Dorpat avaient depuis longtemps enlevé toute légalité, et presque tout sens, à notre noyau de résistance obstiné et inutile ; de l’autre côté du continent russe, Wrangel remplaçant Denikine allait bientôt signer la lamentable déclaration de Sébastopol, à peu près comme un homme paraphe son arrêt de mort, et les deux offensives victorieuses des mois de mai et d’août sur le front de Pologne n’étaient pas encore venues susciter des espérances vite anéanties par l’armistice de septembre et l’écrasement consécutif de la Crimée... Mais ce résumé que je vous sers est fait après coup, comme l’Histoire, et n’empêche pas que j’ai vécu durant ces quelques semaines aussi libre d’inquiétudes que si je devais mourir le lendemain, ou vivre toujours. Le danger fait sortir le pire de l’âme humaine, et le meilleur aussi. Comme il y a généralement plus de pire que de meilleur, l’atmosphère de la guerre est, tout compte fait, la plus dégoûtante qui soit. Mais ceci ne me rendra pas injuste envers les rares moments de grandeur qu’elle a pu comporter. Si l’atmosphère de Kratovicé était mortelle aux microbes de la bassesse, c’est sans doute que j’ai eu le privilège d’y vivre à côté d’êtres essentiellement purs. Les natures comme celle de Conrad sont fragiles, et ne se sentent jamais mieux qu’à l’intérieur d’une armure. Livrées au monde, aux femmes, aux affaires, aux succès faciles, leur dissolution sournoise m’a toujours fait penser au répugnant flétrissement des iris, ces sombres fleurs en forme de fer de lance dont la gluante agonie contraste avec le dessèchement héroïque des roses. J’ai connu à peu près tous les sentiments bas, chacun au moins une fois dans ma vie, et je ne puis pas dire que je sois réfractaire à la peur. En fait de crainte, Conrad était absolument vierge. Il y a ainsi de ces êtres, et ce sont souvent les plus frêles de tous, qui vivent à l’aise dans la mort comme dans leur élément natal. On parle souvent de cette espèce d’investiture des tuberculeux destinés à mourir jeunes ; mais j’ai vu quelquefois chez des garçons destinés à la mort violente cette légèreté qui est à la fois leur vertu et leur privilège de dieux.