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San-Antonio

Allez donc faire ça plus loin

Espèce de roman

À Dominique et Christian Cambuzat, les magiciens du Mont-Pèlerin, qui m’écoutent maigrir.

Affectueusement.

SAN-ANTONIO

« La gaîté est un arbre exotique importé d’Extrême-Occident. »

Louis SCUTENAIRE

CHAPITRE PREMIER

OBSTRUER : boucher par un obstacle.

Condor-miro (dit Croupion-d’aigle, dit Œil-de-vrai-faucon, dit Busard-Busard, dit Caméléon-fourbu, dit Crâne-d’œuf, dit Calamitas-zob, dit Rat-pété, dit Cul-de-crapaud, dit Cul-rare, dit Mou-du-paf, dit Nœud-coulant, dit Bite-mâchée, dit Plume-occulte, dit Taureau-castré, dit Calumet-de-l’happé, dit Tomahawk-ébréché, dit Vautour-de-con, dit Con-coyote, dit Lézard-bidon, dit Paf-scalpé, dit Chibre-flasque, dit Castor-sans-queue, dit N’en-a-qu’une, dit Morpion-hirsute, dit Fils-de-pute, dit Frère-de-pute, dit Père-de-pute, dit Bourre-moi-le-mou, dit Pue-duc, dit Coursier-de-plomb, dit Calvitie-hug, dit Bec-dans-l’eau, dit Capote-trouée, dit Flèche-sans-dard, dit Repousse-du-goulot, dit Poils-collés, dit Tronche-de-cake, dit Bubon-crevé, dit Burnes-flapies, dit Glave-sanguinolent, dit Prostate-pelée, dit Oignon-éclaté, dit Pisse-toi-dessus, dit Braguette-de-sourcier, dit Pied-de-nez, dit Père-laconique, dit Bourses-réduites, dit Fouette-pinceaux, dit Senior-purulent, dit Pur-sang-de-navet, dit Braguette-cuisante, dit Toucan-toucon, dit Chaude-piste-chronique, dit Vérole-en-chantier, dit Jérominette, dit Docteur-Jivaros, dit Merde-en-branche, dit Foutre-fluide, dit Visage-boucané, dit Muscle-poreux, dit Chibre-pantelant, dit Morve-d’argent, dit Oublie-nous-pendant-que-tu-y-penses) sortit de sa tante. Il la baisait tous les matins pour se réchauffer. La vieillarde (elle approchait le siècle, mais aucun état civil ne pouvait témoigner du fait et cette appréciation comportait une marge d’erreur d’une ou deux décades) ne s’apercevait même pas de cette étreinte. Elle s’était cogné tant de bites au cours de son interminable existence, que son cul était devenu flasque comme un sac tyrolien vide.

Condor-miro vivait dans une hutte de branchages en compagnie de la pseudo-centenaire qui s’appelait Chandelle-soufflée, et de sa quatrième épouse, Culdémoli, laquelle était devenue inapte à l’amour depuis qu’au cours d’une baignade dans le lac Flagada, un silure carnivore lui avait bouffé la chatte comme l’aurait fait un crocodile. Une quatrième personne partageait son rudimentaire logis : Tringlée-de-printemps, sa onzième et dernière fille qui n’avait pas encore trouvé d’époux bien qu’elle fût déjà âgée de huit ans (peut-être que le pied bot, le bec-de-lièvre et l’eczéma dont elle se trouvait affligée déconcertaient les mâles de la forêt amazonienne ?).

Il sonda le ciel marbré de l’aube comme pour y lire des présages. Pendant qu’il urinait contre le tronc d’un palmier plantigrade, il fut alerté par une odeur de brûlé. Le feu restait un des fléaux endémiques de l’immense Amazonie. Il arrivait qu’il se déclenchât parfois et que, bouté par un vent de la cordillère, il anéantisse des hectares de cette formidable forêt, poumon de la planète.

Alors, il lui revint à l’esprit un incident qui avait perturbé son sommeil et qu’il avait pris pour un cauchemar. Au début de la nuit, Condor-miro avait cru percevoir un ronronnement dans l’épaisseur du ciel, là où les ténèbres se font plus fluides. Puis, il s’était produit une espèce de coup de tonnerre, suivi d’un vaste silence infini. D’un naturel tranquille, Condor-miro s’était enveloppé plus serré dans l’espèce de poncho lui servant de couverture. Mais comme malgré tout il avait toujours froid, il avait arraché celui de sa femme et un bien-être bourgeois l’avait alors reconduit au sommeil.

Il avait oublié l’incident en dormant, mais l’odeur de brûlé que lui amenait la brise du matin le lui rappela. Lorsqu’il eut vidé sa vessie, il se mit à escalader les branches d’un fromager géant. Un écrivain con te préciserait qu’il était souple comme un singe ; en fait, son arthrose de la hanche le gênait et il grimpait laborieusement, ayant la jambe droite à la traîne. Par contre, la vie en forêt lui avait conservé un souffle de marathonien.

Quand il atteignit le faîte de l’arbre, il se mit à contempler la mer végétale qui s’étendait à l’infini. Condor-miro ne tarda pas à découvrir l’incendie vers l’est. Sa grosse lueur naissait d’un brasier générateur d’une fumée noire qui fit espérer à Condor-miro qu’il ne se propagerait pas, à cause de l’humidité.

Il ferma son mauvais œil (auquel il devait la seconde partie de son nom) pour accroître la vision du bon. L’Indien sursauta en découvrant, dans les lointaines frondaisons, une immense chose argentée qui ressemblait à la nageoire dorsale d’un poisson. Il éprouva une vive perplexité, mais rien n’apaisant sa curiosité, il décida de se rendre sur les lieux du sinistre.

Tringlée-de-printemps l’accompagna à toutes fins utiles. Elle disposait de la souplesse que l’âge avait retirée à son père et se montrait pleine d’ingéniosité. À la chasse, elle était d’une adresse diabolique. Le tir à l’arc faisait de Tringlée-de-printemps une Diane émérite : mammifères, oiseaux, poissons même, se laissaient embrocher par la sauvageonne. Grâce à elle, la table de Condor-miro était l’une des meilleures de ce coin d’Amazonie.

Ils se munirent d’une bouteille de thé sauvage froid, de quelques côtelettes de sanglier noir et de deux haches au tranchant dûment aiguisé. Puis Condor-miro ayant soigneusement pris ses repères, le père et la fillette se mirent en route.

Condor-miro appartenait à la tribu décimée des Pènàjouir, composée d’arboricoles que les pionniers défricheurs avaient pris un certain plaisir à massacrer. Les rescapés avaient fui dans les insondables profondeurs sylvestres. Des semaines de marche en une région inextricable les avaient mis hors de portée de la cruelle civilisation. Peu nombreux (quelques centaines en tout), ils s’étaient dispersés en clans, voire en foyers, ne se retrouvant que pour s’accoupler ou pour réclamer, en groupe, des protections à des dieux qualifiés. Cela dit, le génocide enduré leur avait ôté tout tempérament belliqueux et ils se toléraient sans se chercher trop de noises lorsqu’il leur arrivait d’empiéter sur le territoire de chasse du voisin.

Condor-miro et sa petite dernière marchèrent durant trois heures. L’odeur de l’incendie devenait de plus en plus âcre et présente. À un certain moment, ils marquèrent une halte afin de se restaurer. Avant de reprendre leur cheminement, Tringlée-de-Printemps escalada un arbre à son tour. De son look-out, elle cria qu’ils arrivaient.

Effectivement, une dernière heure de déplacement épuisant (il fallait couper des lianes et des branches à chaque pas) les amena à l’orée de la vaste clairière pratiquée par le feu.

Il était arrivé à Condor-miro d’apercevoir des jets scintillants dans les nues brésiliennes. Sans connaître grand-chose de l’aviation, le digne Indien n’ignorait pas que des machines fuselées traversaient l’espace avec des êtres humains à leur bord ; mais cette information qui, pour lui, relevait de la science-fiction, le laissait indifférent. Homme de la forêt, il ne s’intéressait pas à ce qui se passait au-dessus des arbres, le soleil excepté.

Pourtant, les débris du Boeing 747 dispersés alentour les impressionnèrent beaucoup, sa fille et lui. Dans un immense cratère aux bords noircis, la carlingue du jet continuait de brûler, dégageant d’horribles odeurs de plastique et de chair carbonisés. Ce qu’il avait aperçu depuis chez lui était une aile arrachée, plantée entre les troncs comme la culée d’un pont moderne.