Выбрать главу

«Le diable sait où nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.

– Allons tout droit, dit Geneviève.

– Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'engage dans les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous n'en serons pas moins pâture à écrevisses.

– Retournons en arrière, dit Geneviève.

– Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable ou de l'écume.

En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa jambe, qu'à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la regardant, il oublia entièrement qu'il avait lui-même les jambes dans l'eau et qu'il était en grand danger de se noyer au premier mouvement que ferait son cheval.

«Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti; il ne fait pas chaud ici.

– Il ne fait pas froid, dit Joseph.

– Mais il se fait tard. André meurt peut-être! Joseph, avançons et recommandons-nous à Dieu, mon ami.

Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idée de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l'image de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.

«Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève; et si un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois avec André.

Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit courageusement à la nage, avança jusqu'à une éminence et, au lieu de continuer, revint sur ses pas.

«Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompé, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.»

Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint glorieusement au rivage.

«Excellente bête!» s'écria Joseph; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu'à sa cheville, et il ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents: «Ah! cette petite jambe!

– Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingénue jeune fille.

– Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.

– Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il n'osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de l'avoir tant remarquée en un semblable moment.

Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.

«C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur et vous mourrez de froid.

– Non, répondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir là-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.

– Dans cette chapelle abandonnée? vous serez piquée par les vipères; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque meneur de loups!

– Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?

– Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la nuit dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.

– Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu'il a.

Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.

«Drôle de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout; elle serait ennuyeuse à périr… elle l'est déjà passablement.»

Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.

Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves: André ne reconnaissait personne; il appelait Geneviève; il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève; mais, lorsqu'il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d'André, et disait qu'il la tuerait s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer autant que possible l'inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva à la chapelle de Saint-Sylvain: c'était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l'obscurité, et Joseph se défendit mal d'une certaine impression désagréable en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur; mais son éducation rustique lui avait laissé malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s'y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la grand'bête dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La grand'bête apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l'effroi de famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c'est avec bien de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner, car les balles de fusil ne l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme, est d'un aspect indéfinissable: plusieurs l'ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu'elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de stature à volonté. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la taille d'une chèvre à celle d'un lapin, et de celle d'un loup à celle d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chèvre, ni un boeuf, ni un loup, ni un chien enragé: c'est la grand'bête; c'est le fléau des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d'une prochaine épidémie parmi les bestiaux.