Выбрать главу

– J'aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons! emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais!

– Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.

– Ne me défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu'il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal à personne, que j'aime André et que j'en suis aimée; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil… Monsieur le marquis, demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d'André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau; mais laissez-moi le voir pour la dernière fois… Après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir… Vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande.

En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l'agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu'il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. «Allons, mon cher voisin, dit-il en s'unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu'elle demande, et soyez sur que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d'ailleurs si sa vue ne guérirait pas André?

– Elle le tuerait! s'écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n'est pas en état de s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n'espérez pas m'adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j'appelle mes valets d'écurie pour vous chasser.

En même temps il la poussa si rudement qu'elle tomba dans les bras de Joseph. «Ah! c'est trop fort! s'écria celui-ci. Marquis! tu es un butor et un rustre! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n'as qu'à le dire: en voici un qui te répondra.»

En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l'autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d'André. M. de Morand, stupéfait d'abord, voulut se jeter sur lui; mais Joseph, selon l'usage rustique du pays, prit une paille qu'il tira précipitamment du lit d'André, et la mettant entre lui et M. de Morand:

«Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fût-ce par mon père! entendez-vous?

– Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille: c'est peut-être la volonté de Dieu qu'elle le ramène à la vie. C'est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l'épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfants que leur devoir est d'obéir. Mais dans ce moment-ci vous devez céder quelque chose si vous voulez qu'on vous cède tout à fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d'un chrétien.

Joseph n'avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main; mais il n'aurait pas osé entrer dans l'église de son village le chapeau sur la tète, et il n'eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.

«Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison; nous sommes des fous. Que M. de Morand s'apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.

– Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d'un ton d'humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée; et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l'heure de la messe… Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini.

– Qu'elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le: ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu'il cherche à comprendre sa situation.

En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et, à mesure qu'il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif; et, se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puériclass="underline" «C'est Geneviève!» et il se mit à la regarder d'un air doucement satisfait.

– Eh bien! oui, c'est Geneviève! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils; puis il alla s'asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.

– Oui, c'est Geneviève! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.

– C'est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d'une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.

– Geneviève!… dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d'un air de surprise; oui, Geneviève et Dieu!

Il retomba assoupi, et tous ceux qui l'entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s'éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. A chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever; mais Joseph, qui s'était assis de l'autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l'épaule de Geneviève; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d'imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s'était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade; prêt à s'éveiller au moindre bruit et à effrayer par une sentence menaçante la conscience du marquis pour l'empêcher de séparer les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l'avaient tourmenté durant cette nuit: tantôt la rivière gonflée qui l'emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le corbillard d'André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde et laissait voir sa jolie petite jambe.

A cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l'amitié, et il s'éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l'impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris.