«Et j'ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement et ma dernière goutte de sang; pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève?»
Elle le remercia d'un air distrait qu'il prit pour de l'incrédulité.
«Oh! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit vous avoir raconté que dans les temps j'étais un peu contraire à votre mariage; je ne vous connaissais pas, Geneviève; à présent je sais que vous êtes un bon sujet, un bon coeur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre soeur.
– Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m'avez donné déjà bien des preuves d'amitié durant cette cruelle quinzaine. A présent je suis tranquille sur la santé d'André, et, grâce à vous, j'ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre compassion; j'ai une cousine à Guéret qui m'appelle auprès d'elle, et je vais la rejoindre.
– Comment! vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et à son insu, une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-être jamais eue. Et quand? et pour combien de temps?
– Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.
– Eh quoi! vous quittez le pays au moment où André va être guéri et pourra venir vous voir tous les jours?
– Nous ne nous reverrons jamais! dit Geneviève pâle et les yeux levés au ciel.
– C'est impossible, c'est impossible! s'écria Joseph. Qu'a-t-il fait de mal? qu'avez-vous à lui reprocher? Voulez-vous le faire mourir de chagrin?
– A Dieu ne plaise! Dites-lui bien, Joseph, que c'est une affaire pressée… ma cousine dangereusement malade, qui m'a forcée de partir; que je reviendrai bientôt, plus tard… Dites d'abord dans quelques jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois. D'ailleurs j'écrirai; je trouverai des prétextes; je lui laisserai d'abord de l'espérance, et puis peu à peu je l'accoutumerai à se passer de moi… et il m'oubliera.
– Que le diable l'emporte s'il vous oublie! dit Joseph d'une voix altérée; quant à moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de vous!… Mais enfin dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir, si vous n'êtes pas fâchée contre André?
– Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant! comment pourrais-je lui faire un reproche d'être né esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d'agitations et d'inquiétudes qu'il a failli en mourir? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible?
– Non, mordieu! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l'autorité de son père.
– C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'après mon conseil.
– Mais je l'y déciderai, moi! dit Joseph en levant les épaules.
– Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables pour les âmes les plus honnêtes; mais, pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d'accommodement soient épuisées, il faut avoir tenté tous les moyens de fléchir l'autorité paternelle, et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.
– C'est vrai! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.
– Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m'élever à la hardiesse de diviser le fils et le père. Si je n'avais pas de remords, j'aurais certainement des regrets, car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son âme. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque; il en est temps encore… André n'a contracté aucun engagement envers moi.
En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d'une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l'homme le plus sceptique de la terre lorsqu'il s'agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguée; il crut lire tout à coup sur le front de Geneviève son inviolable pureté.
«Écoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque; je n'ai, pour vous plaire, ni l'esprit ni le savoir d'André. Il vous aime d'ailleurs, et vous l'aimez… Je n'ai donc rien à dire…»
Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève, étonnée, le suivit des yeux, et chercha à interpréter l'émotion que trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforçait en vain de se mettre à l'ouvrage; de violentes palpitations l'oppressaient dès qu'elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de douleur. «Hélas! se disait-elle alors, c'était bien la peine de m'apprendre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur!»
Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre lorsqu'elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir; mais il y avait longtemps qu'elle évitait son amie, elle craignit de l'offenser ou de l'affliger; et, se hâtant d'essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.
Mais au lieu de venir l'embrasser comme de coutume, Henriette entra d'un air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se posa avec roideur. «Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire une chose.»
Puis elle s'arrêta pour voir l'effet de ce début.
«Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.
– Je viens te dire, reprit Henriette en s'animant peu à peu malgré elle, que je ne suis pas contente de toi: ta conduite n'est pas celle d'une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société: tu foules aux pieds tous les principes; mais je me plains de ton ingratitude envers moi, qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse. Sans moi tu n'aurais jamais eu l'esprit de décider André à t'épouser; et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu'à ta prudence. Tout ce que je te demande, c'est de rester avec lui et de me laisser Joseph.
– Qu'est-ce que vous voulez dire par là? demanda Geneviève avec un dédain glacial.
– Je veux dire, s'écria Henriette en colère, que tu es une petite coquette hypocrite et effrontée; que tu n'as pas l'air d'y toucher, mais que tu sais très-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C'est un bonheur pour toi d'être si méprisante et d'avoir le coeur si froid! car tu serais sans cela la plus grande dévergondée de la terre. Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas; mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres; je n'ai jamais adressé une oeillade à ton marjolet de marquis. Si j'avais voulu m'en donner la peine, il n'était pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens…
Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la tête vers la fenêtre. «Oui! oui! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m'y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête, prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en mêlerai plus; mais je t'avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau; car je te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j'en trouverai vingt en un quart d'heure qui valent bien M. Joseph Marteau… Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph, je m'en soucie comme de toi; mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d'âge à servir de pis-aller.