XVIII.
Le bon Joseph retourna à la ville d'un pied leste et le coeur léger. Arriver vers des amis malheureux et leur apporter une bonne nouvelle à laquelle ils ne s'attendent pas, c'est une double joie. Il trouva Geneviève seule et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d'oranger. Il était entré sans frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par précipitation ou par étourderie; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à ces fleurs: «Bouquet de vierge, j'ai été forcée de te porter le jour de mon mariage; mais je t'ai profané, et mon front n'était pas digne de toi. J'étais si honteuse de ce sacrilège que je t'ai caché bien avant dans mes cheveux, que je t'ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t'es pas effeuillé sur ma tête; pour t'en remercier, je veux t'emporter dans ma tombe.»
– Qu'est-ce que vous dites, Geneviève? dit Joseph, épouvanté de ces paroles qu'il comprenait à peine.
Geneviève fit un cri, jeta le bouquet, et devint pâle et tremblante.
– Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s'asseyant à son côté: André est réconcilié avec son père; le marquis est réconcilié avec vous; il vous attend, il veut vous voir tous deux, tous trois près de lui.
– Ah! mon ami, dit Geneviève, ne me trompez-vous pas? comment le savez-vous?
– Je le sais parce qu'il me l'a dit, parce que je viens de le quitter et que je lui ai fait donner sa parole.
– Ah! Joseph! répondit Geneviève, embrassez-moi; grâce à vous, je mourrai tranquille.
– Mourir! dit Joseph en l'embrassant avec une émotion qu'il eut bien de la peine à cacher; ne parlez pas de cela, c'est une idée de femme enceinte. Où est André?
– Il se promène tous les soirs au bord de la rivière, du côté des Couperies.
– Pourquoi se promène-t-il sans vous?
– Je n'ai pas la force de marcher, et puis nous sommes si tristes que nous n'osons plus rester ensemble.
– Mais vous allez vous égayer, de par Dieu! dit Joseph; je vais le chercher et lui apprendre tout cela.
Il courut rejoindre André. Celui-ci fut moins joyeux que Geneviève à l'idée d'un rapprochement entre lui et son père. Il désirait le voir, obtenir son pardon, l'embrasser, lui présenter sa femme, et rien de plus. Demeurer avec lui était un projet qui l'effrayait extrêmement. Au milieu de ses hésitations et de ses répugnances, Joseph fut frappé de l'indolence et de l'inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvreté où se consumait Geneviève.
– Malheureux! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l'important n'est pas de jouer une scène de comédie sentimentale, mais d'avoir du pain pour ta femme et l'enfant qu'elle va te donner! Il faut bien se garder d'accepter cette première proposition de ton père sans arracher de son avarice quelque chose de mieux: une pension alimentaire au moins, et une moitié de ton revenu, s'il est possible.
– Mais par quel moyen? dit André; je ne puis avoir recours aux lois sans que Geneviève en soit informée; tu ne connais pas sa fermeté: elle est capable de me haïr si je viole sa défense.
– Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes démarches et me laisser faire.
André s'abandonna à la prudence et à l'adresse de son ami, trop faible pour combattre son père et trop faible aussi pour empêcher un autre de le combattre en son nom. Toujours effrayé, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna auprès de sa femme, feignit de partager son contentement, et s'endormit fatigué de la vie, comme il s'endormait tous les soirs.
Quelques jours s'écoulèrent avant que Joseph pût revoir le marquis. Une foire considérable avait appelé le seigneur de Morand à plusieurs lieues de chez lui, et il ne revint qu'à la fin de la semaine. Il rentra un soir, s'enferma dans sa chambre, et déposa dans une cachette à lui connue quelques rouleaux d'or provenant de la vente de ses bestiaux. «Ceux-là, dit-il en refermant le secret de la boiserie, on ne me les arrachera pas de si tôt.» Il revint s'asseoir dans son fauteuil de cuir et s'essuya le front avec la douce satisfaction d'un homme qui ne s'est pas fatigué en vain. En ce moment ses yeux tombèrent sur une petite lettre d'une écriture inconnue qu'on avait déposée sur sa table; il l'ouvrit, et après avoir lu les cinq ou six lignes qu'elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent, le contempla, relut la lettre, serra l'argent, et sortit pour commander son souper d'un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face à face avec Joseph, qui attendait son retour depuis plusieurs heures, et qui était venu pour lui porter le dernier coup; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent déjouées.
– Eh bien! mon cher, lui dit le marquis en lui donnant amicalement sur l'épaule une tape capable d'étourdir un boeuf, nous sommes sauvés; tout est réparé, arrangé, terminé, tu sais cela? c'est toi qui as apporté la lettre?
– Quelle lettre? dit Joseph renversé de surprise.
– Bah! tu ne sais pas? dit le marquis: les enfants ont entendu raison; ils se confessent, ils s'humilient; c'est à tes bons conseils que je dois cela, j'en suis sûr; tiens, lis.
Joseph prit avidement le billet et tressaillit en reconnaissant l'écriture.
«MONSIEUR, Notre excellent ami, Joseph Marteau, nous a appris avant-hier que vous aviez la bonté de pardonner à l'égarement de notre amour, et que vous tendiez les bras à un fils repentant. Dans l'impatience de voir s'opérer une réconciliation que j'ai demandée à Dieu tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hâter cet heureux instant. J'espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincère et désintéressé. Si André avait jamais eu la pensée de vous vendre sa soumission, j'aurais cessé de l'estimer et j'aurais rougi d'être sa femme. Permettez-nous bien vite d'aller pleurer à vos pieds; c'est tout, absolument tout ce que je vous demande. Votre respectueuse servante, GENEVIÈVE.»
«Tout est perdu pour ces malheureux enfants romanesques, pensa Joseph; ce qu'il me reste à faire, c'est de réparer de mon mieux le tort que j'ai pu faire à André dans l'esprit de son père par mes abominables mensonges.»
Il y travailla sur-le-champ, et n'eut pas de peine à faire oublier au marquis les prétendues menaces qui l'avaient effrayé. Le hobereau était si content de ressaisir à la fois ses terres et son argent qu'il était dans les meilleures dispositions envers tout le monde; il se grisa complètement à souper, devint tendre et paternel, et prétendit qu'André était ce qu'il avait de plus cher au monde.
– Après votre argent, papa! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par dépit, s'était grisé aussi.
– Qu'est-ce que tu dis? s'écria le marquis; veux-tu que je te casse une bouteille sur la tête pour t'apprendre à parler?
La querelle n'alla pas plus loin; le marquis s'endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante qui lui donnait envie d'être dehors et de faire galoper François à bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec André et Geneviève.
Le lendemain de bonne heure, Joseph, reposé et dégrisé, alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder; mais la candeur et la noblesse de Geneviève, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forçaient au silence. Ils montèrent tous trois en patache, et arrivèrent au château de Morand sans s'être dit un mot durant la route. André était triste, Joseph embarrassé; Geneviève était absorbée dans une rêverie douce et mélancolique. Les embrassements du marquis et de son fils furent convulsivement froids. La douce figure de Geneviève, son air souffrant, ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la grossière écorce du marquis. Il ne put s'empêcher de lui témoigner des égards et des soins qu'il n'avait peut-être jamais eus pour aucune femme, hors les cas d'amour et de galanterie, où il se piquait d'être accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convenablement, et richement en comparaison de l'état misérable dont il sortait. Le marquis eut l'air de faire beaucoup, quoiqu'il ne fit que prêter une chambre et céder deux places à sa table. André ne se plaignit pas; Geneviève était reconnaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps; il était mécontent et découragé d'avoir manqué sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la résignation indolente du fils l'impatientait; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis.