Elle ne le voyait pas, mais elle devinait son sourire suffisant et un peu cruel dans son beau visage. Une lueur indécise, venue de la galerie, éclairait sa perruque d'un blond pâle.
– Vous ne me toucherez pas, fit-elle haletante, ou j'appelle.
– Appeler ne servirait de rien. L'endroit est peu fréquenté. Il n'y aurait guère pour s'émouvoir de vos cris que les messieurs aux rapières rouillées. Ne faites pas de scandale, ma chère. Je vous veux, je vous aurai. Il y a longtemps que j'ai décidé cela et le hasard m'a bien servi. Préférez-vous que je vous laisse repartir seule chez vous ?
– J'irai demander aide ailleurs.
– Qui vous aidera dans ce palais, où tout semble avoir été si bien préparé pour votre perte ? Qui vous a conduite jusqu'à cet escalier réputé ?
– Le chevalier de Lorraine.
– Tiens ! tiens ! il y aurait donc du petit Monsieur là-dessous ? Au fait, ce ne serait pas la première fois qu'il supprimerait quelque « rivale » gênante. Vous voyez donc que vous avez tout intérêt à vous taire...
Elle ne répondit pas, mais, lorsqu'il se rapprocha de nouveau, elle ne bougea plus. Sans hâte, avec une tranquillité insolente, il lui releva ses longues jupes de taffetas qui bruissèrent, et elle sentit ses mains tièdes lui caresser complaisamment les reins.
– Charmante, fit-il à mi-voix...
Angélique était hors d'elle-même d'humiliation et de peur. Dans son esprit affolé, tourbillonnaient des images absurdes : le chevalier de Lorraine et son flambeau, la Bastille, le cri de Margot, le coffret de poison. Puis tout s'effaça, et elle fut submergée par l'anxiété, la panique physique de la femme qui n'a connu qu'un seul homme. Ce contact nouveau l'inquiétait et la révulsait. Elle se tordit, essayant d'échapper à l'étreinte. Elle voulait crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Paralysée, tremblante, elle se laissa prendre, réalisant à peine ce qui lui arrivait... Un éclat de lumière plongea soudain à l'intérieur du réduit. Puis un gentilhomme qui passait écarta précipitamment son flambeau et s'éloigna en riant et en criant : « Je n'ai rien vu. » Ce genre de spectacle semblait être familier aux habitants du Louvre.
Le marquis de Vardes ne s'était pas interrompu pour si peu. Dans l'ombre où leurs souffles proches se mêlaient, Angélique éperdue se demandait quand la terrible contrainte allait prendre fin. Lasse, bouleversée, à demi évanouie, elle s'abandonnait, malgré elle, aux bras masculins qui la broyaient. Peu à peu, la nouveauté de l'étreinte, la répétition de ces gestes d'amour pour lesquels son corps avait été si merveilleusement façonné, lui causèrent un trouble contre lequel elle ne se défendit pas. Lorsqu'elle en prit conscience, il était trop tard. L'étincelle du plaisir allumait en elle une langueur bien connue, répandait en ses veines le subtil émoi qui bientôt allait se transformer en feu dévorant.
Le jeune homme la devina. Il eut un petit rire étouffé et redoubla de science et d'attention.
Alors elle se révolta contre elle-même, refusant de consentir à ce forfait, tournant la tête, gémissant tout bas : « Non, non. » Mais la lutte ne faisait que précipiter sa défaite et bientôt elle s'abandonna vaincue.
À peine se furent-ils séparés, qu'Angélique se sentit envahie d'une honte affreuse. Elle plongea son visage dans ses mains. Elle aurait voulu mourir, ne jamais revoir la lumière.
Silencieux, encore haletant, l'officier remettait son baudrier.
– Les gardes doivent être là maintenant, dit-il. Viens.
Comme elle ne bougeait pas, il lui prit le bras et la poussa hors du recoin. Elle se dégagea, mais le suivit sans un mot. La honte continuait à la brûler comme un fer rouge. Jamais plus elle ne pourrait regarder Joffrey en face, embrasser Florimond. Vardes avait tout détruit, tout saccagé. Elle avait perdu la seule chose qui lui restait : la conscience de son amour.
Au pied de l'escalier, un suisse, en collerette blanche et pourpoint à crevés jaunes et rouges, sifflotait appuyé sur sa hallebarde, près d'une lanterne posée à terre. À la vue de son capitaine, il se redressa.
– Pas de coquins dans les environs ? interrogea le marquis.
– Je n'ai vu personne, monsieur. Mais, avant mon arrivée, y a dû avoir du vilain par là.
Levant sa lanterne il montra sur le sol une large flaque de sang.
– La porte du Jardin de l'infante était ouverte sur les quais. J'ai suivi le sang jusquelà. Je suppose qu'ils ont f... le type à l'eau...
– Ça va, suisse. Veille bien.
La nuit était sans lune. Des berges montait une odeur de vase fétide. On entendait bourdonner les moustiques et murmurer la Seine. Angélique, arrêtée au bord du quai, appela tout bas :
– Margot !
L'envie lui prenait de s'anéantir dans cette ombre, de plonger à son tour au sein de la nuit liquide.
La voix du marquis de Vardes interrogea sèchement :
– Où demeures-tu ?
– Je vous défends de me tutoyer, cria-t-elle tandis que la colère la ranimait brusquement.
– Je tutoie toujours les femmes que j'ai prises.
– Je me moque de vos petites habitudes. Laissez-moi.
– Oh ! oh ! tu étais moins fière tout à l'heure. Je n'avais pas l'impression de tellement te déplaire.
– Tout à l'heure était tout à l'heure. Maintenant c'est autre chose. Et maintenant je vous hais.
Elle répéta plusieurs fois « je vous hais ! » les dents serrées, et cracha vers lui. Puis elle se mit à marcher, en trébuchant dans la poussière du quai. L'obscurité était complète. À peine quelques falots, de place en place, éclairaient l'enseigne d'une boutique, le porche d'une maison bourgeoise. Angélique savait que le Pont-Neuf se trouvait à sa droite. Elle repéra sans trop de peine le blanc parapet, mais comme elle s'y engageait, une sorte de larve humaine accroupie se dressa devant elle. À l'odeur nauséabonde, elle devina un de ces mendiants qui l'avaient tant effrayée pendant le jour. Elle recula, poussant un cri perçant. Derrière elle un pas se précipita et la voix du marquis de Vardes s'éleva :
– Arrière, truand, ou je t'embroche !
L'autre restait planté en travers du pont.
– Pitié, noble seigneur ! Je suis un pauvre aveugle.
– Pas si aveugle que tu n'y voies clair pour couper ma bourse !
De la pointe de son épée, Vardes piqua le ventre de l'être informe, qui sursauta et s'enfuit en geignant.
– Cette fois, allez-vous me dire où vous habitez ? fit l'officier durement.
Du bout des lèvres, Angélique donna l'adresse de son beau-frère le procureur. Ce Paris nocturne la terrifiait. On y sentait un grouillement d'êtres invisibles, une vie souterraine pareille à celle des cloportes. Des voix sortaient des murs, des chuchotements, des ricanements. De temps à autre, la porte ouverte d'une taverne ou d'un bordeau jetait sur le seuil une giclée de lumière et de chants criards, et l'on apercevait dans la fumée des pipes des mousquetaires attablés avec, sur les genoux, la masse rosé d'une fille nue. Puis le lacis des ruelles reprenait, labyrinthe ténébreux. De Vardes se retournait souvent. D'un groupe réuni près d'une fontaine, un individu s'était détaché et les suivait d'un pas silencieux et souple.
– Est-ce loin encore ?
– Nous arrivons, dit Angélique qui reconnaissait les gargouilles et les pignons des maisons de la rue de l'Enfer.
– Tant mieux, car je crois que je vais être obligé de percer quelques bedaines. Écoutez-moi bien, petite. Ne revenez jamais au Louvre. Cachez-vous, faites-vous oublier.
– Ce n'est pas en me cachant que je ferai sortir mon mari de prison.
Il ricana :