– Mon mari n'est pas un dévot, mais il va à la messe le dimanche, il jeûne et il communie aux grandes fêtes. Il est généreux pour l'Eglise. Cependant, le primat de Toulouse craignait son influence et ils étaient en lutte depuis des années.
– Malheureusement, c'est un titre que d'être archevêque de Toulouse. À certains égards, ce prélat a plus de pouvoir que l'archevêque de Paris, et peut-être même que le cardinal. Songez qu'il est le seul à représenter encore la cause du Saint-Office en France. Entre nous, qui sommes des gens modernes, une telle histoire ne paraît pas tenir debout. L'Inquisition est sur le point de disparaître. Elle ne garde sa virulence que dans certaines régions du Midi où l'hérésie protestante est plus répandue, à Toulouse précisément, et à Lyon. Mais finalement, ce n'est pas tant la sévérité de l'archevêque et l'application des lois du Saint-Office que je crains dans ce cas particulier. Tenez, lisez ceci.
Il sortit d'un sac de peluche usée un petit carré de papier apostille dans le coin du mot « copie ».
Angélique lut.
Sentence :
Entre Philibert Vénot, procureur général des causes de l'official du siège épiscopal de Toulouse, demandeur en crime de magie et sortilège contre le sieur Joffrey de Peyrac, comte de Morens, défendeur.
Considérant que ledit Joffrey de Peyrac est suffisamment convaincu d'avoir renoncé à Dieu et de s'être donné au diable, et aussi d'avoir invoqué plusieurs fois les démons et d'avoir conféré avec eux, enfin d'avoir procédé en plusieurs et diverses sortes de sortilèges...Pour lesquels cas et autres est renvoyé au juge séculier pour être jugé de ses crimes. Rendu le 26 juin 1660 par P. Vénot, ledit de Peyrac n'y a provoqué ni appelé ainsi a dit que la volonté de Dieu fût faite !
Desgrez expliqua :
– En langage moins sibyllin cela signifie que le tribunal religieux, après avoir jugé votre mari par coutumace, c'est-à-dire à l'insu du prévenu, et avoir conclu d'avance à sa culpabilité, l'a remis à la justice séculière du roi.
– Et vous croyez que le roi va ajouter foi à de telles sornettes ? Elles ne résultent que de la jalousie d'un évêque qui voudrait régner sur toute la province, et qui se laisse influencer par des élucubrations d'un moine arriéré comme ce Bécher, certainement fou par-dessus le marché.
– Je ne puis juger que les faits, trancha l'avocat. Or ceci prouve que l'archevêque tient soigneusement à ne pas se mettre en avant dans cette histoire : voyez, son nom même n'est pas signalé sur cet acte, et pourtant on ne peut douter que ce soit lui qui ait provoqué le premier jugement à huis clos. En revanche, la lettre de cachet portait la signature du roi ainsi que celle de Séguier, le président du tribunal. Séguier est un homme intègre, mais faible. Il est gardien des formes de la justice. Les ordres du roi priment tout pour lui.
– Cependant, si le procès est provoqué, ce sera quand même l'appréciation des juges-jurés qui comptera ?
– Oui, convint Desgrez avec réticence. Mais qui nommera les juges-jurés ?
– Et que risque, selon vous, mon mari, dans un tel procès ?
– La torture, par question ordinaire et extraordinaire d'abord, puis le bûcher, madame !
Angélique se sentit blêmir, et une nausée lui monta à la gorge.
– Mais enfin, répéta-t-elle, on ne peut pas condamner un homme de son rang sur des racontars stupides !
– Aussi ne servent-ils que de prétexte. Voulez-vous mon avis, madame ? L'archevêque de Toulouse n'a jamais eu l'intention de livrer votre mari à un tribunal séculier. Il espérait sans doute qu'un jugement ecclésiastique suffirait à rabattre sa superbe et à le rendre docile aux vues de l'Église. Mais monseigneur, en fomentant cette intrigue, a été dépassé dans ses prévisions, et savez-vous pourquoi ?
– Non.
– Parce qu'il y a autre chose, dit François Desgrez en levant le doigt. Certainement votre mari devait avoir en très haut lieu des envieux, quantité d'ennemis qui avaient juré sa perte. L'intrigue de monseigneur de Toulouse leur a fourni un tremplin merveilleux. Autrefois, on empoisonnait ses ennemis dans l'ombre. Maintenant on adore faire cela dans les formes : on accuse, on juge, on condamne. Ainsi on a la conscience tranquille. Si le procès de votre mari a lieu, il sera fondé sur cette accusation de sorcellerie, mais le vrai motif de sa condamnation, on ne le saura jamais.
Angélique eut une rapide vision du coffret au poison. Fallait-il en parler à Desgrez ? Elle hésita. En parler serait donner forme à des soupçons sans fondement, peut-être embrouiller encore des pistes si complexes.
Elle demanda d'une voix incertaine :
– De quel ordre serait cette chose que vous soupçonnez ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. Tout ce que je puis vous affirmer, c'est que, pour avoir mis mon long nez dans cette affaire, j'ai eu le temps de reculer d'effroi devant les hauts personnages qui s'y trouvent mêlés. En bref, je vous répéterai ce que je vous ai dit l'autre jour : la piste commence au roi. S'il a signé cette lettre d'arrestation, c'est qu'il l'approuvait.
– Quand je pense, murmura Angélique, qu'il lui a demandé de chanter pour lui et l'a couvert de paroles aimables ! Il savait déjà qu'on allait l'arrêter.
– Sans doute, mais notre roi a été à bonne école de sournoiserie. Toujours est-il qu'il n'y a que lui qui puisse révoquer un tel ordre d'arrêt spécial et secret. Ni Tellier, ni surtout Séguier ou autres gens de robe, n'y suffiraient. À défaut du roi, il faut essayer d'approcher la reine mère, qui a beaucoup d'influence sur son fils, ou son confesseur jésuite, ou même le cardinal.
– J'ai vu la Grande Mademoiselle, dit Angélique. Elle a promis de s'informer autour d'elle et de me renseigner. Mais elle dit qu'il ne faut rien espérer avant les fêtes de l'entrée... du roi... à Paris...
Angélique acheva sa phrase avec difficulté. Depuis quelques instants, depuis que l'avocat avait parlé du bûcher, un malaise la gagnait. Elle sentait la sueur perler à ses tempes, et elle craignait de s'évanouir. Elle entendit Desgrez approuver :
– Je suis de son avis. Avant les fêtes, rien à faire. Le mieux pour vous serait d'attendre patiemment ici. Pour moi, je vais tâcher de compléter mon enquête.
Dans un brouillard, Angélique se leva, tendit les mains en avant. Sa joue froide rencontra une sévère étoffe ecclésiastique.
– Alors, vous ne renoncez pas à le défendre ?
Le jeune homme garda le silence un instant, puis il dit d'un ton bourru :
– Après tout, je n'ai jamais eu peur pour ma peau. Je l'ai risquée dix fois dans des rixes idiotes de taverne. Je peux bien la risquer encore une fois pour une cause juste. Seulement il faut que vous me donniez de l'argent, car je suis pauvre comme un gueux, et le fripier qui me loue des costumes est un fieffé voleur.
Ces fortes paroles ranimèrent Angélique. Ce garçon était beaucoup plus sérieux qu'elle ne l'avait cru au début. Sous des apparences réalistes et désinvoltes, il cachait une connaissance approfondie de la chicane, et il devait s'atteler avec conscience aux tâches dont on le chargeait.
Angélique se doutait que ce n'était pas le cas de tous les jeunes avocats frais émoulus de l'université qui, lorsqu'ils avaient un père généreux, ne songeaient surtout qu'à parader.
Reprenant son sang-froid, elle lui compta cent livres. Après un rapide salut, François Desgrez s'éloigna, non sans avoir jeté un coup d'œil énigmatique sur le pâle visage, dont les yeux verts brillaient comme des pierres précieuses dans la pénombre terne de ce bureau, empuanti par l'odeur des encres et des cires à cacheter. Angélique regagna sa chambre en se cramponnant à la rampe. C'était certainement aux émotions de la dernière nuit qu'elle devait cette défaillance. Elle allait s'étendre et essayer de dormir un peu, quitte à subir les sarcasmes d'Hortense. Mais à peine fut-elle entrée chez elle qu'elle fut reprise de nausée et n'eut que le temps de se précipiter vers sa cuvette.