« Qu'est-ce que j'ai ? » se demanda-t-elle, saisie d'effroi.
Et si Margot avait dit vrai ? Si réellement on cherchait à la tuer ? L'accident du carrosse ? l'attentat du Louvre ? N'allait-on pas chercher à l'empoisonner ? Subitement, son visage se détendit et un sourire éclaira ses traits.
« Quelle sotte je fais ! Je suis enceinte, tout simplement ! »
Elle se souvint qu'à son départ de Toulouse elle s'était déjà demandé si elle n'attendait pas un second enfant. Maintenant la chose se confirmait sans que le doute fût possible.
« Comme Joffrey sera content quand il sortira de prison ! » se dit-elle.
Chapitre 7
Les jours suivants, Angélique s'efforça de prendre patience. Il fallait attendre l'entrée triomphale du roi à Paris. On en parlait pour la fin de juillet ; mais les préparatifs de la fête nécessitaient de jour en jour un recul de date. La foule des provinciaux venus à Paris pour ce grand événement commençait à trépigner. Angélique s'occupa de vendre son carrosse, ses chevaux et quelques bijoux. Elle partageait l'existence modeste de ce quartier bourgeois. Elle mettait la main à la cuisine, jouant avec Florimond qui, très actif, trottait à travers la maison en s'empêtrant dans sa longue robe. Ses petits cousins l'adoraient. Gâté par eux, par Barbe, par la petite servante béarnaise, il semblait heureux et avait repris de bonnes joues. Angélique lui broda un petit béguin rouge, sous lequel son ravissant minois encadré de boucles noires fit l'extase de toute la famille. Même Hortense se dérida, et remarqua qu'un enfant de cet âge avait certainement beaucoup de charme ! Elle, hélas ! n'avait jamais eu les moyens de se payer une nourrice à domicile, de sorte qu'elle ne connaissait ses enfants que lorsqu'ils atteignaient leurs quatre ans ! Enfin tout le monde ne pouvait pas épouser un seigneur bancal et défiguré, enrichi par le commerce de Satan, et mieux valait être la femme d'un procureur que de perdre son âme.
Angélique faisait la sourde oreille. Afin de prouver sa bonne volonté, elle allait tous les matins à la messe en la peu distrayante compagnie de son beau-frère et de sa sœur. Elle commençait à connaître l'aspect particulier de la Cité, envahie de plus en plus par les gens de robe.
Autour du Palais de justice, de Notre-Dame, des paroisses de Saint-Agnan et de Saint-Landry, sur les quais, s'agitaient nombre de sergents-huissiers, de procureurs, de juges, de conseillers.
Vêtus de noir, portant le rabat, le manteau et quelquefois la robe, ils allaient et venaient, les mains embarrassées de leurs sacs à procès, les bras chargés de monceaux de papiers qu'ils appelaient les « utiles liasses ». Ils encombraient les escaliers du Palais et les ruelles avoisinantes. Le cabaret de la Tête-Noire était leur lieu de réunion. On y voyait briller, devant des ragoûts fumants et des bouteilles pansues, les trognes enluminées des magistrats.
À l'autre bout de l'île, le Pont-Neuf, braillard, imposait un Paris que ces messieurs de la Justice s'indignaient fort de voir fleurir à leur ombre. Lorsqu'on envoyait un laquais faire une course de ce côté et qu'on lui demandait quand il rentrerait, il répondait : « Cela dépendra des chansons qu'on entend aujourd'hui sur le Pont-Neuf. »
Avec les chansons, une nuée de poésies, libelles ou pamphlets naissaient de ce brassage perpétuel autour des échoppes. Sur le Pont-Neuf on savait tout. Et les grands avaient appris à redouter les feuillets salis qu'emportait le vent de la Seine. Certain soir, en sortant de table chez Me Fallot et alors que les uns et les autres dégustaient du vin de coing ou de framboise, Angélique retira machinalement de sa poche une feuille de papier. Elle la regarda avec étonnement, puis se souvint qu'elle l'avait achetée dix sols à un pauvre hère du Pont-Neuf, le matin de sa promenade aux Tuileries.
Elle lut à mi-voix :
Et puis entrons dans le palais
Où nous verrons que Rabelais
N'a point dit tant de railleries
Qu'il s'y fait de friponneries.
Nous y verrons de fins trompeurs
D'illustrissimes affronteurs.
Allons-y voir la grande presse...
Deux cris indignés l'interrompirent. Le vieil oncle de Me Fallot s'étranglait dans son verre. Avec une vivacité qu'Angélique n'eût pas attendue de son solennel beau-frère, celui-ci lui arracha la feuille des mains, la roula en boule et la jeta par la fenêtre.
– Quelle honte, ma sœur ! s'écria-t-il. Comment osez-vous introduire de pareilles ordures dans notre maison ! Je parie que vous l'avez achetée à un de ces gazetiers faméliques du Pont-Neuf ?
– En effet. On me l'a fourrée dans la main en me réclamant dix sols. Je n'ai pas osé refuser.
– L'impudence de ces gens dépasse ce qu'on peut imaginer. Leur plume n'épargne même pas l'intégrité des gens de loi. Et dire qu'on les enferme à la Bastille comme s'ils étaient des gens de qualité, alors que la plus noire prison du Châtelet serait encore trop bonne pour eux.
Le mari d'Hortense soufflait comme un taureau. Jamais elle ne l'aurait cru capable de s'émouvoir à ce point.
– Pamphlets, libelles, chansons, nous en sommes accablés. Ils n'épargnent rien, ni le roi ni la cour, et le blasphème ne les gêne aucunement.
– De mon temps, dit le vieil oncle, la race des journalistes commençait à peine à se répandre. Maintenant c'est une vraie vermine, la honte de notre capitale.
Il parlait rarement, n'ouvrant la bouche que pour réclamer un petit verre de vin de coing ou sa tabatière. Cette longue phrase trahissait combien la lecture du pamphlet l'avait bouleversé.
– Aucune femme respectable ne s'aventure à pied sur le Pont-Neuf, trancha Hortense.
Me Fallot était allé se pencher à la fenêtre.
– Le ruisseau a emporté cette ignominie. Mais j'aurais été curieux de savoir si elle était signée du Poète crotté.
– Sans nul doute. Une telle virulence ne trompe pas.
– Le Poète crotté, murmura sombrement Me Fallot, l'homme qui critique la société dans son ensemble, le révolté-né, le parasite professionnel ! Je l'ai aperçu une fois sur un tréteau, débitant à la foule je ne sais quelles élucubrations acides. C'est un nommé Claude Le Petit. Quand je pense que ce maigre échalas au teint de navet trouve le moyen de faire grincer les dents des princes et du roi lui-même, j'estime qu'il est décourageant de vivre à une pareille époque. Quand donc la police nous débarrassera-t-elle de ces saltimbanques ?
On soupira encore quelques minutes, puis l'incident fut clos.
*****
L'entrée du roi à Paris occupait tous les esprits. À cette occasion un rapprochement se fit entre Angélique et sa sœur. Un jour Hortense entra chez Angélique en arborant un sourire aussi suave qu'elle le pouvait.
– Figure-toi ce qui nous arrive, s'écria-t-elle. Tu te souviens de mon ancienne amie de pension, Athénaïs de Tonnay-Charente, avec laquelle j'étais très liée à Poitiers ?
– Non, absolument pas.
– C'est sans importance. Voici qu'elle est à Paris, et comme elle a toujours été intrigante, elle a déjà réussi à se pousser près de quelques personnes importantes. Bref, pour le jour de l'entrée elle pourra se rendre à l'hôtel de Beauvais, qui est situé juste dans la rue Saint-Antoine, où commencera le défilé du cortège. Évidemment nous regarderons par les fenêtres des combles, mais cela ne nous empêchera pas de voir, au contraire.