Comme on les aimait ces jeunes seigneurs, si braves et si brillants ! Là encore on oubliait leur gaspillage, leur morgue, leurs rixes et leurs débauches éhontées dans les tavernes. On ne se souvenait que de leurs exploits guerriers et galants. On les nommait tout haut : Saint-Aignan d'or vêtu, le plus agréable par la taille et la mine, de Guiche avec son visage de fleur du Sud marchant seul sur un fougueux cheval dont les bonds faisaient resplendir les pierreries, Brienne et le triple étage de plumes de son chapeau, qui l'entouraient comme des battements d'ailes d'oiseaux fabuleux blancs et rosés.
Angélique se recula un peu et serra les lèvres lorsque passa le marquis de Vardes, son fin visage insolent dressé sous sa perruque blonde, marchant à la tête des cent suisses engoncés dans leurs fraises empesées.
Un fracas aigu de trompettes brisa la cadence du défilé.
Le roi approchait, porté par le remous des clameurs.
Il était là !... Beau comme l'astre du jour !
Comme il était grand, le roi de France ! Un vrai roi enfin ! Ni méprisable comme un Charles IX ou un Henri III, ni trop simple comme un Henri IV, ni trop austère comme un Louis XIII.
Monté sur un cheval bai-brun, il avançait lentement, escorté à quelques pas de son grand chambellan, de son premier gentilhomme, de son grand écuyer, de son capitaine des gardes.
Il avait refusé le dais que la Ville avait fait broder pour lui. Il voulait que le peuple le vît.
*****
Louis XIV passa sans soupçonner le rôle que joueraient dans sa vie ces trois femmes réunies là par le plus curieux des hasards : Athénaïs de Tonnay-Charente de Mortemart, Angélique de Peyrac, Françoise Scarron, née d'Aubigné. Sous sa main, Angélique sentait frémir la chair dorée de Françoise.
– Oh ! qu'il est beau, chuchota la veuve.
Devant l'homme déifié qui s'éloignait parmi la tempête des acclamations, la pauvre veuve Scarron évoquait-elle le nabot lubrique dont elle avait été pendant huit années la servante et le jouet ?
Athénaïs, ses yeux bleus agrandis par l'enthousiasme, murmura :
– Certes, il est beau sous son habit d'argent. Mais je pense qu'il ne doit pas être mal non plus sans habit aucun, et même sans chemise. La reine a bien de la chance de trouver un homme pareil dans son lit.
Angélique ne disait rien.
« C'est lui, pensait-elle, qui tient notre sort entre ses mains. Dieu nous préserve, il est trop grand, il est trop haut ! »
Un cri venu de la foule détourna son regard.
– M. le prince ! Vive M. le prince ! clamait-on.
Angélique tressaillit.
Maigre, efflanqué, dressant son visage aux yeux de feu, au nez en bec d'aigle, le prince de Condé rentrait dans Paris. Il revenait des Flandres, où l'avait conduit sa longue rébellion à l'autorité royale. Il n'avait cure de scrupules, de regrets, et d'ailleurs le peuple de Paris en jugeait ainsi. On oubliait le traître, on acclamait le vainqueur de Rocroi et de Lens.
À son côté, Monsieur, frère du roi, tout ennuagé de dentelles, ressemblait plus que jamais à une fille déguisée.
Enfin apparut la jeune reine, assise dans un char à la romaine tout de vermeil doré, tiré par six chevaux aux housses d'orfèvreries brodées de fleurs de lis d'or et de pierres précieuses.
Cateau-la-Borgnesse, au pied d'un escalier, semblait guetter quelqu'un. Lorsque le modeste petit groupe des Poitevins dont faisait partie Angélique apparut sur le palier, elle leur cria de sa voix éraillée :
– Alors ? Vous avez pu lorgner à votre aise ?
Ils se récrièrent, les joues encore enflammées d'excitation et remercièrent.
– C'est bon. Allez donc manger quelques gâteaux par là.
Elle plia son vaste éventail et en donna un coup léger sur l'épaule d'Angélique.
– Vous, ma belle, venez un peu avec moi.
Surprise, la jeune femme suivit Mme de Beauvais à travers les salles encombrées d'invités. Elles finirent par se retrouver dans un petit boudoir désert.
– Ouf ! fit la vieille dame en s'éventant. Ça n'est pas facile de s'isoler.
Elle examinait Angélique avec attention. Sa paupière à demi fermée sur son orbite vide donnait à sa physionomie une expression de canaillerie qu'accentuaient les placards de fard rouge incrustés dans ses rides, le sourire de sa bouche édentée.
– Je crois que ça ira, dit-elle après un moment d'observation. Ma belle, que diriez-vous d'un grand château aux environs de Paris, avec maître d'hôtel, valets de pied, laquais, servantes, six carrosses, des écuries, et cent mille livres de rente ?
– C'est à moi qu'on propose tout cela ? demanda Angélique en riant.
– À vous.
– Et qui donc ?
– Quelqu'un qui vous veut du bien.
– Je m'en doute. Mais encore ?
L'autre se rapprocha d'un air complice.
– Un riche seigneur qui se meurt d'amour pour vos beaux yeux.
– Écoutez, madame, dit Angélique, qui s'évertuait à garder son sérieux pour ne pas froisser la bonne dame, je suis très reconnaissante à ce seigneur quel qu'il soit, mais je crains qu'on ne cherche à abuser de ma naïveté en me faisant des propositions aussi princières. Ce seigneur me connaît bien mal s'il croit que le seul énoncé de ces splendeurs peut me déterminer à lui appartenir.
– Êtes-vous donc si à l'aise dans Paris pour faire à ce point la dédaigneuse ? Je me suis laissé raconter que vos biens étaient sous scellés et que vous vendiez vos équipages.
Son œil vif de pie-grièche ne quittait pas le visage de la jeune femme.
– Je vois que vous êtes bien renseignée, madame, mais précisément, je n'ai pas encore l'intention de vendre mon corps.
– Qui vous parle de cela, petite sotte ? siffla l'autre entre ses dents gâtées.
– J'ai cru comprendre...
– Bah ! vous prendrez un amant ou vous n'en prendrez pas. Vous vivrez en religieuse, si cela vous tente. Tout ce qu'on vous demande, c'est d'accepter cette proposition.
– Mais... en échange de quoi ? interrogea Angélique stupéfaite.
L'autre se rapprocha encore et lui prit familièrement les deux mains.
– Voilà, c'est tout simple, fit-elle sur un ton raisonnable de bonne grand-mère. Vous vous installez chez vous dans ce merveilleux château. Vous venez à la cour. Vous allez à Saint-Germain, à Fontainebleau. Cela vous amuserait, n'est-ce pas, de participer aux fêtes de la cour, d'être entourée, gâtée, louangée ? Naturellement, si vous y tenez absolument, vous pourrez vous appeler encore Mme de Peyrac... Mais peut-être préférerez-vous changer de nom. Par exemple vous pourriez vous appeler Mme de Sancé... C'est très joli... On vous regardera passer. « Voici la belle Mme de Sancé. » Hé ! hé ! n'est-ce pas que c'est plaisant ?
– Mais enfin, s'impatienta Angélique, ne me croyez tout de même pas assez stupide pour m'imaginer qu'un gentilhomme va me combler de richesses sans me demander aucune compensation ?
– Hé ! bé ! pourtant c'est presque ça. Tout ce qu'on vous demande, c'est de ne plus penser qu'à vos toilettes, vos bijoux, vos amusements. Est-ce donc si difficile pour une jolie fille ? Vous comprenez, insista-t-elle en secouant légèrement Angélique, vous me comprenez ?
Angélique regardait ce visage de mauvaise fée dont le menton poilu retenait des paquets de poudre blanche.
– Vous me comprenez ? Ne plus penser à rien ! Oublier...
« On me demande d'oublier Joffrey, se disait Angélique, d'oublier que je suis sa femme, de renoncer à le défendre, d'effacer son souvenir de ma vie, d'effacer tout souvenir. On me demande de me taire, d'oublier... »
La vision du petit coffret à poison s'imposa à elle. C'était de là, elle en était sûre maintenant, que partait le drame. Oui pouvait avoir intérêt à son silence ? Des gens parmi les plus haut placés du royaume : M. Fouquet, le prince de Condé, tous ces nobles dont la trahison soigneusement pliée reposait depuis des années dans le coffret de santal.