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– Les traîtres voient partout la trahison, dit lentement Angélique, dont les prunelles vertes lancèrent des éclairs. Si Votre Majesté me nommait ceux qui ont ainsi calomnié le comte de Peyrac, je serais certaine de retrouver parmi eux des personnages qui, dans un passé encore proche, ont comploté réellement, eux, contre le pouvoir et même la vie de Vôtre Majesté.

Louis XIV resta impassible, mais son teint s'assombrit légèrement.

– Vous êtes bien hardie, madame, de juger en qui je dois mettre ma confiance. Les bêtes mauvaises domptées, enchaînées, me sont plus utiles que le vassal lointain, fier et libre, qui bientôt se poserait en rival. Que le cas de votre mari serve d'exemple aux autres seigneurs qui auraient tendance à relever la tête. On verra bien si, avec tout son or, il pourra acheter ses juges, et si Satan le secourra. C'est à moi de défendre le peuple contre les influences pernicieuses de ces grands nobles qui se veulent maître des corps et des âmes, et du roi lui-même.

« Il faudrait que je me jette en larmes à ses pieds », pensa Angélique. Mais elle en était incapable. La personnalité du roi s'était effacée à ses yeux. Elle ne voyait plus qu'un garçon de son âge – vingt-deux ans – qu'elle avait terriblement envie de saisir par son jabot de dentelle et de secouer comme un prunier.

– Voici donc la justice du roi, fit-elle d'une voix hachée et qui lui parut étrangère. Vous êtes entouré d'assassins poudrés, de bandits emplumés, de mendiants débitant les plus basses flatteries. Un Fouquet, un Condé, des Conti, Longueville, Beaufort... L'homme que j'aime n'a jamais trahi. Il a surmonté les pires disgrâces, il a alimenté le Trésor royal d'une partie de sa fortune, gagnée par son génie, au prix d'efforts et de travaux incessants, il n'a rien demandé à personne. Voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais...

– En effet, voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais, répéta le roi en écho.

Il s'approcha d'Angélique et lui saisit le bras avec une violence qui trahissait sa colère malgré le calme voulu de son visage.

– Madame, vous allez sortir libre de cette pièce, alors que je pourrais vous faire arrêter. Souvenez-vous-en à l'avenir, quand vous douterez de la magnanimité du roi. Mais attention ! Je ne veux plus entendre parler de vous, car alors je serai impitoyable. Votre mari est mon vassal. Laissez s'accomplir la justice de l'État. Adieu, madame !

Chapitre 10

« Tout est perdu !... C'est ma faute ! J'ai perdu Joffrey », se répétait Angélique. Hagarde, elle courait à travers les couloirs du Louvre. Elle cherchait Kouassi-Ba ! Elle voulait voir la Grande Mademoiselle !... En vain, son cœur étreint d'angoisse appelait le secours d'un cœur ami. Les silhouettes qu'elle croisait étaient sourdes et aveugles, marionnettes inconsistantes venues d'un autre monde.

La nuit tombait, traînant une tempête d'octobre qui cinglait les vitres, rabattait les flammes des bougies, sifflait sous les portes, remuait les tentures. Colonnades, mascarons, ombres solennelles des escaliers géants, menuiseries dorées, ponts et galeries, dalles, trumeaux, cimaises... Angélique errait à travers le Louvre comme à travers une ténébreuse forêt. Un labyrinthe mortel. Dans l'espoir de trouver Kouassi-Ba, elle descendit et gagna l'une des cours. Elle dut reculer devant l'averse, qui, des gouttières, se déversait avec un bruit torrentiel.

Sous l'escalier, une troupe de comédiens italiens qui, ce soir-là, allaient danser devant le roi, s'était réfugiée autour d'un brasero. La lueur rouge du foyer éclairait les bariolages des costumes d'Arlequins, leurs masques noirs, les blancs travestissements de Pantalon et de ses clowns.

Ayant regagné l'étage, Angélique aperçut enfin un visage de connaissance. C'était Brienne. Il lui dit qu'il avait vu M. de Préfontaines chez la jeune princesse Henriette d'Angleterre ; peut-être celui-ci pourrait-il lui indiquer où se trouvait Mlle de Montpensier.

*****

Chez la princesse Henriette, on jouait gros jeu autour des tables, dans la tiédeur des chandelles de cire qui éclairaient gaiement le grand salon. Angélique aperçut Andijos, Péguilin, d'Humières et de Guiche. Ils étaient absorbés par le jeu ou peutêtre firent-ils mine de ne pas la voir. M. de Préfontaines, qui sirotait un verre de liqueur près de la cheminée, lui dit que Mlle de Montpensier était allée faire une partie de cartes avec la jeune reine dans l'appartement d'Anne d'Autriche. S. M. la reine Marie-Thérèse, fatiguée, intimidée, parlant mal . le français, n'aimait pas se mêler à la jeunesse peu indulgente de la cour. Mademoiselle allait chaque soir faire une partie avec elle. Mademoiselle était très bonne ; cependant, comme la petite reine se couchait tôt, il était fort possible que Mademoiselle passât d'ici peu chez sa cousine Henriette. De toute façon, elle ferait appeler M. de Préfontaines, car elle ne s'endormait pas sans avoir vérifié ses comptes avec lui.

Angélique, ayant décidé de l'attendre, s'approcha d'une table où les officiers de bouche avaient disposé un souper froid et des pâtisseries. Elle était toujours très humiliée de l'appétit qu'elle gardait, même dans les circonstances les plus graves. Encouragée par M. de Préfontaines, elle s'assit et mangea une aile de poulet, deux œufs en gelée et divers pâtés et confitures. Puis, ayant demandé à un page l'aiguière d'argent pour se rincer les doigts, elle se mêla à un groupe de joueurs et prit des cartes. Elle avait un peu d'argent. Bientôt la chance la favorisa et elle commença de gagner. Elle en fut réconfortée. Si elle pouvait remplir sa bourse, ce ne serait pas finalement une journée entièrement catastrophique. Elle se plongea dans le jeu. Les piles d'écus s'amoncelaient devant elle. L'un de ses voisins, qui perdait, dit, moitié figue, moitié raisin :

– Ne nous étonnons pas : c'est la petite sorcière.

Elle lui rafla sa mise d'une main preste, et ne comprit que quelques secondes plus tard l'allusion. Ainsi la disgrâce de Joffrey commençait à être connue. On se chuchotait d'une oreille à l'autre qu'il était accusé de sorcellerie. Cependant Angélique resta fermement à sa place.

« Je ne quitterai le jeu que lorsque je commencerai à perdre. Oh ! si je pouvais les ruiner tous et avoir assez d'or pour acheter les juges... »

Tandis qu'elle abattait une fois de plus trois as insolents, une main se glissa autour de sa taille et la pinça.

– Pourquoi êtes-vous revenue au Louvre ? souffla à son oreille le marquis de Vardes.

– Certainement pas pour vous revoir, répondit Angélique sans le regarder.

Et elle se dégagea avec brusquerie. Il prit des cartes et les disposa machinalement, tout en continuant sur le même ton :

– Vous êtes folle ! Vous voulez absolument vous faire assassiner ?

– Ce que je veux faire ne vous regarde aucunement.

Il joua, perdit, posa une nouvelle mise sur la table.

– Écoutez, il est temps encore. Suivez-moi. Je vais vous faire donner une escorte de suisses pour vous accompagner chez vous.

Cette fois, elle le dévisagea avec mépris.

– Je n'ai aucune confiance en votre protection, monsieur de Vardes, et vous savez pourquoi.

Il abattit ses cartes avec un dépit contenu.

– Eh ! je suis bien bête de me soucier de vous.

Il hésita encore avant de grommeler avec une grimace mauvaise :

– Vous me contraignez à un rôle ridicule. Mais enfin, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de vous faire entendre raison, je vous dirai : pensez à votre fils. Sortez du Louvre immédiatement, et surtout évitez de rencontrer le frère du roi !

– Je ne bougerai pas de cette table tant que vous serez dans les parages, répondit Angélique, très calme.