– Seigneur, fit-il en bâillant, il y a longtemps que je n'ai si bien mangé, exactement depuis le dernier banquet de la confrérie de saint Luc, qui malheureusement n'a lieu qu'une fois l'an. Est-ce que ce n'est pas l'angélus que j'entends sonner ?
– Cela se pourrait bien, dit Desgrez.
Gontran se leva et s'étira.
– Il me faut partir, Angélique, sinon mon patron va me faire grise mine. Écoute, va voir Raymond au Temple avec Me Desgrez. Je passerai ce soir chez Hortense, quitte à me faire injurier par cette charmante sœur. Je te le répète, quitte Paris. Mais je sais bien que tu es la pire de toutes les mules que notre père a élevées...
– Comme toi, tu es le pire de ses mulets, riposta Angélique.
Ils sortirent ensemble, suivis du chien qui répondait au nom de Sorbonne. Le ruisseau au milieu de la rue charriait un flot d'eau boueuse. Il avait plu. L'air demeurait chargé d'eau et un vent mou faisait grincer les enseignes de fer au-dessus des boutiques.
– À la barque ! À l'écaillé ! criait une accorte marchande d'huîtres.
– Au bon réveil ! Au bon soleil du ventre ! criait le marchand d'eau-de-vie.
Gontran arrêta le bonhomme et vida d'un trait un gobelet d'alcool. Puis il s'essuya les lèvres d'un revers de main, paya et, ayant soulevé son chapeau à l'adresse de l'avocat et de sa sœur, il s'éloigna dans la foule, semblable à tous les ouvriers qui, à cette heure, gagnaient leur travail.
« Nous voilà bien tous les deux ! pensa Angélique en le regardant s'éloigner. Ils sont beaux, les héritiers de Sancé ! Pour moi je ne suis dans cette situation que par la force des choses, mais lui, pourquoi a-t-il voulu descendre si bas ? »
Un peu gênée pour son frère, elle regarda Desgrez.
– Il a toujours été bizarre, dit-elle. Il aurait pu devenir officier, comme tous les jeunes nobles, mais il n'aimait que fabriquer des couleurs. Ma mère disait que, quand elle l'attendait, elle avait passé huit jours à teindre tous les effets de famille en noir pour le deuil de mes grands-parents. C'est peut-être à cause de cela ?
Desgrez sourit.
– Allons voir le frère jésuite, dit-il, quatrième spécimen de cette étrange famille.
– Oh ! Raymond est un personnage.
– Je l'espère pour vous, madame.
– Il ne faut plus m'appeler madame, dit Angélique. Regardez-moi, maître Desgrez.
Elle leva vers lui son pathétique petit visage, d'une pâleur de cire. La fatigue clarifiait ses yeux verts et leur donnait une couleur à peine imaginable : celle des feuilles printanières.
– Le roi a dit : « Je ne veux plus entendre parler de vous. Comprenez-vous ce qu'un tel ordre signifie ? C'est qu'il n'y a plus de Mme de Peyrac. Je ne dois plus exister. Je n'existe plus. Comprenez-vous ?
– Je comprends surtout que vous êtes malade, dit Desgrez. Est-ce que vous renouvelez votre affirmation de l'autre jour ?
– Quelle affirmation ?
– Que vous n'avez aucune confiance en moi ?
– Il n'y a en cet instant que vous en qui je puisse avoir confiance.
– Alors venez. Je vais vous emmener dans un endroit où l'on vous soignera. Vous ne pouvez aborder un redoutable jésuite sans être en pleine possession de toutes vos facultés.
Il lui prit le bras et l'entraîna parmi la cohue du Paris matinal. Le tintamarre était assourdissant. Tous les marchands à la fois se mettaient en branle et poussaient leurs clameurs.
Angélique avait grand-peine à protéger son épaule blessée de la bousculade, et elle serrait les dents pour maîtriser les gémissements qui lui montaient aux lèvres.
Chapitre 2
Dans la rue Saint-Nicolas, Desgrez fit halte devant une énorme enseigne qui portait un bassinet de cuivre sur un fond bleu roi. Des nuages de vapeur s'échappaient des fenêtres du premier étage.
Angélique comprit qu'elle était chez un barbier-étuviste, et éprouva à l'avance un soulagement à la pensée de se plonger dans un baquet d'eau chaude. Maître Georges, le patron, leur dit de s'asseoir et de l'attendre quelques minutes. Il rasait un mousquetaire avec de grands ronds de bras et, ce faisant, discourait sur les malheurs de la paix, qui est bien l'une des calamités qui puissent accabler un valeureux guerrier.
Enfin, laissant le « valeureux guerrier » à son apprenti avec mission de lui laver la tête, ce qui n'était pas une mince besogne, maître Georges, tout en essuyant la lame de son rasoir sur son tablier, s'approcha d'Angélique avec un sourire empressé.
– Hé ! Hé ? Je vois ce que c'est. Encore une victime des maladies galantes. Tu voudrais que je te la remette à neuf avant d'en user, incorrigible trousseur de jupons ?
– Il ne s'agit pas de cela, dit l'avocat avec beaucoup de calme. Cette jeune personne vient d'être blessée et je voudrais que vous lui procuriez quelque soulagement. Ensuite vous lui ferez donner un bain.
Angélique, que les propos du barbier avaient fait rougir malgré sa pâleur, se sentit horriblement gênée à l'idée de se dévêtir devant ces deux hommes. Elle avait toujours été soignée par des femmes et, n'étant jamais malade, ne connaissait pas les examens de médecins, encore moins ceux des barbiers-chirurgiens de boutique. Mais, avant qu'elle pût ébaucher un geste de protestation, Desgrez, de la façon la plus naturelle du monde, et avec l'habileté d'un homme pour lequel les vêtements féminins n'ont pas de secrets, dégrafa son corsage, puis, dénouant la coulisse qui retenait la chemise, la fit glisser le long des bras jusqu'à la taille. Maître Georges se pencha et souleva délicatement l'emplâtre d'onguent et de charpie que Mariedje avait posé sur la longue estafilade faite par l'épée du chevalier de Lorraine.
– Hum ! Hum ! marmonna le barbier. Je vois ce que c'est. Un galant seigneur qui a trouvé qu'on lui demandait trop cher et qui a payé en « monnaie de fer », comme nous disons. Ne sais-tu donc pas, mignonne, qu'il faut garer leur épée sous le lit jusqu'à ce qu'ils aient porté la main à la bourse ?
– Et, de la blessure, qu'en pensez-vous ? interrogea Desgrez toujours flegmatique, tandis qu'Angélique était au supplice.
– Hum ! Hum ! elle n'est ni bonne ni mauvaise. J'y vois l'onguent saumâtre d'un apothicaire ignare. Nous allons nettoyer cela et le remplacer par une pommade régénérescente et rafraîchissante.
Il s'éloigna pour aller prendre une boîte sur une étagère.
*****
Angélique souffrait de se voir assise, à demi nue, dans cette boutique où l'odeur suspecte des drogues se mêlait à celle des savons.
Un client entra pour se faire raser et s'exclama en jetant un regard vers elle :
– Oh ! les beaux tétons ! Que ne les ai-je sous la main pour les caresser quand la lune se lève !
Sur un signe imperceptible de Desgrez, le chien Sorbonne, qui était à ses pieds, se leva et d'un bond alla planter les dents dans le haut-de-chausses du nouveau venu.
– Oh ! la la. Aïe ! Malheur de moi ! s'exclama le client. C'est l'homme au chien ! Et c'est donc toi, Desgrez, rôdeur du diable, qui es le propriétaire de ces deux divines pommes d'amour ?
– Ne vous en déplaise, messire, fit Desgrez impassible.
– Alors je n'ai rien dit, je n'ai rien vu. Oh ! Messire, pardonnez-moi et dites à votre chien de lâcher mes pauvres chausses râpées.
D'un sifflement léger, Desgrez rappela le chien.
– Oh ! je veux m'en aller d'ici, fit Angélique, qui essayait maladroitement de se rhabiller, et dont les lèvres tremblaient.