– Et... vous faites cela souvent ? interrogea Angélique, qui ne pouvait maîtriser un frisson.
– Assez souvent. Vous voyez bien que je ne suis pas gentil.
Après un moment de silence, elle murmura :
– Il y a tant de choses différentes en un homme. On peut être à la fois très méchant et très gentil. Pourquoi faites-vous ce terrible métier ?
– Je vous l'ai déjà dit : je suis trop pauvre. Mon père ne m'a laissé que sa charge d'avocat et des dettes. Mais, telles que les choses tournent, je crois bien que je finirai dans la peau coriace d'un affreux malveillant, d'un grimaud de la pire espèce.
– Qu'est-ce que c'est que cela ?
– Le nom que les sujets de Sa Majesté le grand Coësre, prince des gueux, donnent aux gens de police.
– Ils vous connaissent déjà ?
– Ils connaissent surtout mon chien.
*****
La rue du Temple s'ouvrait devant eux, coupée de fondrières boueuses sur lesquelles on avait jeté des planches. Quelques années plus tôt, ce même quartier ne comprenait que des potagers appelés « culture du Temple », et l'on y voyait encore entre les maisons nouvelles des carrés de choux et des petits troupeaux de chèvres. Le mur d'enceinte, dominé par le donjon lugubre des anciens Templiers, apparut. Desgrez demanda à Angélique de l'attendre une seconde et entra chez un mercier. Il en ressortit quelques instants plus tard nanti d'un rabat immaculé mais sans dentelles, et noué d'un cordon violet. Des manchettes blanches ornaient ses poignets. La poche de sa veste était gonflée d'étrange façon. Il y prit un mouchoir et faillit faire tomber un gros chapelet. Sans avoir changé de vêtement, sa casaque et ses hauts-de-chausses élimés avaient pris un aspect extrêmement décent. L'expression de son visage y contribuait sans doute, car Angélique hésita subitement à lui parler avec la même familiarité.
– Vous avez l'air d'un magistrat dévot, dit-elle un peu décontenancée.
– N'est-ce point l'air que doit avoir un avocat accompagnant une jeune dame près de son frère jésuite ? demanda Desgrez en soulevant son chapeau avec un humble respect.
Chapitre 3
En abordant les hauts murs crénelés de l'enclos du Temple d'où jaillissait tout un ensemble de tours gothiques dominées par le sinistre donjon des Templiers, Angélique ne se doutait pas qu'elle pénétrait dans l'endroit de Paris où l'on était le plus sûr de vivre en liberté.
Cette enceinte fortifiée, représentant jadis le fief des moines guerriers appelés templiers, puis ensuite celui des chevaliers de Malte, jouissait de privilèges ancestraux devant lesquels le roi lui-même s'inclinait : on n'y payait pas d'impôts, on n'y subissait aucune entrave administrative et policière, et les débiteurs insolvables y trouvaient asile contre les sentences de prise de corps. Depuis plusieurs générations, le Temple était l'apanage des grands bâtards de France. L'actuel grand prieur, le duc de Vendôme, descendait en ligne droite d'Henri IV et de sa maîtresse la plus célèbre, Gabrielle d'Estrées.
Angélique, qui ne connaissait pas la juridiction spéciale de cette petite ville isolée au sein de la Grande Ville, éprouva une impression pénible en franchissant le pont-levis. Mais, de l'autre côté de la porte voûtée, elle trouva un calme surprenant. Le Temple avait perdu depuis longtemps ses traditions militaires. Ce n'était plus qu'une sorte de retraite paisible qui offrait à ses heureux habitants toutes sortes d'avantages pour une vie à la fois retirée et mondaine. Du côté du quartier aristocratique, Angélique aperçut quelques carrosses stationnant devant les beaux hôtels de Guise, de Boufflers et de Boisboudran.
À l'ombre de la massive tour de César, les jésuites possédaient une maison confortable, où vivaient et venaient se recueillir plus particulièrement ceux de leur congrégation attachés comme aumôniers aux grands personnages de la cour. Dans le vestibule, la jeune femme et l'avocat croisèrent un prêtre au teint d'Espagnol qui ne parut pas inconnu à Angélique. C'était le confesseur de la jeune reine Marie-Thérèse, ramené de la Bidassoa avec les deux nains, la grande chambrière Molina et la petite Philippa.
*****
Desgrez demanda au séminariste qui les avait introduits d'avertir le révérend père de Sancé qu'un homme de loi demandait à l'entretenir au sujet du comte de Peyrac.
– Si votre frère n'est pas au courant de l'affaire, c'est que les jésuites n'ont plus qu'à fermer boutique, déclara l'avocat à Angélique, tandis qu'ils attendaient dans un petit parloir. J'ai souvent pensé que si, par quelque hasard, j'avais à m'occuper de réorganiser la police, je m'inspirerais de leurs méthodes.
Sur ces entrefaites, le père de Sancé entra d'un pas vif. D'un coup d'œil, il reconnut Angélique.
– Ma chère sœur ! dit-il.
Et, venant à elle, il l'embrassa fraternellement.
– Oh ! Raymond ! murmura-t-elle réconfortée par cet accueil.
Déjà il leur faisait signe de s'asseoir.
– Où en êtes-vous de cette pénible affaire ?
Desgrez prit la parole à la place d'Angélique que l'émotion de revoir son frère, jointe à toutes celles qu'elle avait éprouvées depuis moins de trois jours et à l'énergique traitement de maître Georges, rendait incapable de rassembler la moindre idée.
D'un ton docte il résuma la situation. Le comte de Peyrac était à la Bastille sous l'inculpation – secrète – de sorcellerie. Ceci s'aggravait du fait qu'il avait déplu au roi et s'était attiré les soupçons de personnages influents.
– Je sais ! Je sais ! marmottait le jésuite.
Il ne dit pas qui l'avait si bien renseigné, mais après avoir posé sur Desgrez un regard scrutateur, il conclut à brûle-pourpoint :
– Quelle est votre opinion, maître, sur la marche que nous devons suivre pour sauver mon malheureux beau-frère ?
– Je pense qu'en l'occurrence le mieux serait l'ennemi du bien. Le comte de Peyrac est certainement la victime d'une cabale de cour que le roi lui-même ne peut soupçonner, mais qu'un personnage puissant dirige. Je ne nommerai personne.
– Vous faites bien, glissa vivement le père de Sancé, tandis qu'Angélique voyait passer devant elle le profil chafouin du redoutable écureuil2.
– Mais il serait maladroit de chercher à déjouer les manœuvres de personnes qui ont pour elles l'argent et l'influence. Par trois fois, Mme de Peyrac a failli périr dans des attentats. L'expérience doit suffire. Inclinons-nous et parlons de ce qu'il nous est permis d'exposer au grand jour. M. de Peyrac est accusé de sorcellerie. Eh bien, qu'il soit remis à un tribunal ecclésiastique. Voilà, mon père, où votre concours va devenir extrêmement précieux, car je ne vous cache pas que mon influence d'avocat peu connu serait nulle en la matière. Pour faire accepter mes remontrances en tant qu'avocat du comte de Peyrac, il faudrait au moins que le jugement soit décidé et qu'un avocat soit accordé. Initialement, je pense que personne n'y songeait. Mais les différentes interventions que Mme de Peyrac a provoquées à la cour ont remué la conscience du souverain. Je ne doute plus maintenant que le procès soit ouvert. À vous, mon père, d'obtenir la seule forme acceptable et qui évitera les malversations et les falsifications de ces messieurs de la justice civile.