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Angélique ouvrait la bouche pour s'étonner de cette déclaration lorsqu'un bruit étrange, une sorte de grognement animal venu de l'escalier les interrompit. Mme Scarron alla ouvrir la porte et recula en refermant précipitamment.
– Mon Dieu, il y a un démon dans l'escalier !
– Que voulez-vous dire ?
– En tout cas, c'est un homme tout noir.
Angélique poussa un cri et se précipita sur le palier.
– Kouassi-Ba ! appela-t-elle.
– Oui, c'est moi, médême, répondit Kouassi-Ba.
Il émergea, tel un sombre spectre, du petit escalier obscur. Il était vêtu de loques informes retenues par des ficelles. Sa peau était grise et flasque. Mais en apercevant Florimond, il poussa un rire sauvage et, se précipitant sur l'enfant ravi, il esquissa une danse endiablée.
Françoise Scarron, avec un geste d'horreur, s'élança hors de la chambre et se réfugia dans la sienne.
Angélique avait pris sa tête à deux mains pour réfléchir. Quand donc... mais quand donc Kouassi-Ba avait-il disparu ? Elle ne se rappelait plus. Tout s'embrouillait. Elle se souvint enfin qu'il l'avait accompagnée au Louvre le matin de ce terrible jour où elle avait vu le roi et failli mourir de la main même du duc d'Orléans. À partir de ce moment, elle devait s'avouer qu'elle avait complètement oublié Kouassi-Ba !
Elle jeta une bourrée dans le feu afin qu'il pût sécher ses loques trempées de pluie, et lui donna à manger tout ce qu'elle put trouver. Il raconta son odyssée. Dans ce grand château où habite le roi de France, Kouassi-Ba avait longtemps, longtemps attendu « médême ». C'était long ! Les servantes qui passaient se moquaient de lui.
Après, la nuit était venue. Après il avait reçu beaucoup de coups de bâton. Après, il s'était réveillé dans l'eau, oui dans l'eau qui coule devant le grand château...
« On l'a assommé et jeté dans la Seine », interpréta Angélique. Kouassi-Ba avait nagé ; ensuite, il avait trouvé une plage. Quand il s'était éveillé de nouveau, il avait été heureux, car il se croyait revenu dans son pays. Trois Maures se penchaient au-dessus de lui. Des hommes comme lui et non pas des négrillons comme en ont les dames pour leur servir de pages.
– Tu es sûr de n'avoir pas rêvé ? demanda Angélique surprise. Des Maures à Paris !
J'ai pu constater qu'il y en avait peu qui fussent des adultes. À force de l'interroger, elle finit par comprendre qu'il avait été recueilli par des Noirs que l'on présentait comme phénomènes à la foire Saint-Germain, ou qui étaient gardiens d'ours savants. Mais Kouassi-Ba n'avait eu aucune envie de demeurer parmi eux. Il avait peur des ours.
Ayant terminé son récit, il sortit de sous ses loques un panier et, s'agenouillant devant Florimond, lui présenta deux petits pains mollets appelés « pain mouton », dont la croûte était dorée aux jaunes d'œufs et saupoudrée de grains de blé. Ils répandaient une odeur délicieuse.
– Comment as-tu pu acheter cela ?
– Oh ! je n'ai pas acheté. Je suis entré chez le boulanger et j'ai fait comme ça (il ébaucha une terrifiante grimace), la dame et la demoiselle se sont cachées sous le comptoir et j'ai pris les gâteaux pour les apporter à mon petit maître.
– Mon Dieu ! soupira Angélique, atterrée.
– Si j'avais mon grand sabre courbe...
– Je l'ai vendu au fripier, s'empressa de répondre la jeune femme.
Elle se demandait si les archers du guet n'étaient pas aux trousses de Kouassi-Ba. Il lui parut même entendre une rumeur au-dehors. Allant à la fenêtre, elle aperçut un groupe massé devant la maison. Un personnage à l'air respectable, vêtu de sombre, discutait avec la mère Cordeau. Angélique entrebâilla la fenêtre pour essayer de comprendre de quoi il s'agissait.
La mère Cordeau lui cria :
– Il paraît qu'il y a un homme tout noir chez vous ?
Angélique descendit précipitamment.
– C'est exact, madame Cordeau. Il s'agit d'un Maure, d'un... d'un ancien serviteur. C'est un très brave garçon.
Le personnage respectable se présenta alors comme étant le bailli du Temple, chargé d'appliquer la justice haute, moyenne et basse, au nom du grand prieur, dans l'intérieur de l'Enclos. Il dit qu'il était impossible qu'un Maure y demeurât, d'autant plus que celui qu'on lui avait signalé était vêtu comme un gueux. Après avoir discuté un long moment, Angélique se porta garante que Kouassi-Ba repasserait l'enceinte avant la nuit.
Elle remonta navrée.
– Que vais-je faire de toi, mon pauvre Kouassi-Ba ? Ta présence provoque une véritable émeute. Et moi, je n'ai plus assez d'argent pour te nourrir et t'entretenir. Tu es habitué au luxe, hélas ! et à ne manquer de rien !...
– Vends-moi, madame.
Comme elle le regardait avec surprise, il ajouta :
– Le comte m'a acheté très cher, et pourtant j'étais encore petit à l'époque. Maintenant je vaux au moins mille livres. Cela te fera beaucoup de monnaie pour faire sortir mon maître de prison.
Angélique se dit que le Noir avait raison. Au fond Kouassi-Ba était tout ce qu'elle possédait encore de sa fortune ancienne. La chose lui répugnait, mais n'était-ce pas la meilleure façon de trouver un abri à ce pauvre sauvage égaré parmi les turpitudes du monde civilisé ?
– Reviens demain, lui dit-elle. J'aurai trouvé une solution. Et prends garde de ne pas te faire attraper par les archers du guet.
– Oh ! moi je connais la manière pour me cacher. J'ai beaucoup d'amis dans cette ville. Je fais comme cela et alors les amis disent : « Tu es des nôtres », et ils m'emmènent dans leurs maisons.
Il lui montra comment il fallait croiser les doigts d'une certaine façon pour se faire reconnaître des amis en question.
Elle lui donna une couverture et regarda s'éloigner sous la pluie cette longue carcasse errante. Aussitôt après son départ, elle décida d'aller demander conseil à son frère. Mais le révérend père de Sancé était absent.
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Angélique revenait préoccupée, lorsqu'un jeune garçon qui portait une boîte à violon sous le bras la dépassa en sautant de flaque en flaque.
– Giovani !
Décidément, c'était le jour des rencontres ! Elle entraîna le petit musicien à l'abri du cloître de la vieille église et lui demanda ce qu'il devenait.
– Je ne suis pas encore dans l'orchestre de M. Lulli, dit-il, mais Mlle de Montpensier, en partant pour Saint-Fargeau, m'a cédé à Mme de Soissons, qui a été nommée intendante de la maison de la reine. De sorte que j'ai d'excellentes relations, conclut-il d'un air important, grâce auxquelles je peux augmenter mes émoluments en donnant des leçons de musique et de danse à des jeunes filles de bonne famille. Je revenais précisément de chez Mlle de Sévigné, qui loge à l'hôtel de Boufflers. Il ajouta timidement, après avoir jeté un coup d'œil embarrassé sur la mise modeste de son ancienne patronne :
– Et vous, madame, puis-je vous demander comment vont vos affaires ? Quand reverrons-nous M. le comte ?
– Bientôt. C'est une question de jours, répondit Angélique qui pensait à autre chose. Giovani, poursuivit-elle en saisissant le garçon par les épaules, j'ai pris la décision de vendre Kouassi-Ba. Je me souviens que la comtesse de Soissons souhaitait l'acquérir, mais je ne peux sortir du Temple, encore moins me rendre aux Tuileries. Veux-tu t'entremettre pour cette affaire ?
– Je suis toujours à votre service, madame, répondit gentiment le petit musicien.
Il dut faire diligence, car, moins de deux heures plus tard, alors qu'Angélique préparait le repas de Florimond, on frappa à sa porte. Elle alla ouvrir et se trouva devant une grande femme rousse à l'air arrogant, et un laquais qui portait la livrée rouge cerise de la maison du duc de Soissons.