– Nous venons de la part de Giovani, dit la femme, dont la pèlerine laissait entrevoir un très coquet uniforme de chambrière.
Elle avait la mine à la fois rusée et insolente de la servante préférée d'une grande dame.
– On est prêt à discuter, continua-t-elle après avoir toisé Angélique et jugé la chambre d'un coup d'œil. Mais s'agirait de savoir combien il y aura pour nous ?
– Baisse un peu le caquet, ma fille, trancha Angélique d'un ton qui rétablit aussitôt les distances.
Elle s'assit et laissa ses visiteurs debout devant elle.
– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle au laquais.
– La Jacinthe, madame la comtesse.
– Bon ! Toi, au moins, tu as les yeux vifs et la mémoire alerte. Pourquoi faut-il payer deux personnes ?
– Dame ! pour les affaires de ce genre on travaille toujours ensemble.
– C'est une association. Heureusement que toute la maison de M. le duc n'y participe pas ! Voici ce que vous devez faire : vous direz à Mme la duchesse que je désire lui vendre mon Maure Kouassi-Ba. Mais je ne peux me rendre aux Tuileries. Il faudrait donc que votre maîtresse me donne rendez-vous au Temple dans la maison de son choix. Mais j'insiste pour que tout ceci se fasse très discrètement, et que mon nom même ne soit pas prononcé.
– Ça ne m'a pas l'air bien malin à organiser, dit la servante après avoir regardé son compère.
– Pour vous, il y aura deux livres pour dix livres. C'est vous dire que, plus le prix sera élevé, mieux vous serez payés. Il faut aussi que Mme de Soissons ait tellement envie d'acquérir ce Maure qu'elle n'hésite devant aucun chiffre.
– J'en fais mon affaire, promit la servante. Et d'ailleurs, Mme la duchesse regrettait encore l'autre matin, pendant que je la coiffais, de n'avoir pas cet affreux démon dans sa suite ! Grand bien lui fasse ! conclut-elle en levant les yeux au ciel.
*****
Angélique et Kouassi-Ba attendaient dans un petit cabinet attenant à l'office de l'hôtel de Boufflers.
Des voix rieuses et des exclamations mondaines venaient des salons où Mme de Sévigné recevait ce jour-là dans sa ruelle. Des petits laquais passaient, les bras chargés de plateaux de pâtisserie.
Bien qu'elle ne voulût pas se l'avouer, Angélique souffrait de se voir ainsi reléguée, tandis que les femmes de son monde, à quelques pas d'elle, poursuivaient leur vie légère. Elle avait tant rêvé de connaître Paris et ces « ruelles » d'alcôve où les beaux esprits du temps se donnaient rendez-vous !...
Près d'elle, Kouassi-Ba roulait de gros yeux pleins d'appréhension. Elle avait loué pour lui, chez un fripier du Temple, une vieille livrée aux dorures déteintes, dans laquelle il faisait une mine peu glorieuse.
Enfin la porte s'ouvrit devant la servante de Mme de Soissons, et celle-ci, claquant son éventail, fit une apparition froufroutante et animée.
– Ah ! voici la femme dont tu m'as parlé, Bertille...
Elle s'interrompit pour examiner Angélique avec attention.
– Dieu me pardonne, s'exclama-t-elle, est-ce vous, ma chère ?
– C'est moi, dit Angélique en riant, mais, je vous en prie, ne vous étonnez pas. Vous savez que mon mari est à la Bastille ; il m'est difficile d'être en meilleure posture que lui.
– Ah ! oui, approuva Olympe de Soissons, en prenant son parti de la situation. N'avons-nous pas tous connu nos moments de disgrâce ? Au moment où mon oncle le cardinal Mazarin a dû s'enfuir de France, nous avons porté des jupes percées mes sœurs et moi, et le peuple dans la rue jetait des pierres sur notre carrosse et nous appelait les « Putains-Mancini ». Or, maintenant que ce pauvre cardinal est en train de mourir, les gens de la rue sont certainement plus impressionnés que moi. Voyez comme la roue tourne !... Mais est-ce là votre Maure, ma chère ? À première vue, il m'avait semblé plus beau ! Plus gras et plus noir aussi.
– C'est parce qu'il a froid et faim, s'empressa de dire Angélique. Mais vous verrez, dès qu'il aura mangé, il redeviendra noir comme du charbon. La belle femme faisait une moue déçue. Kouassi-Ba se dressa d'un bon félin.
– Moi, je suis encore fort ! Regarde !
Il arracha la vieille livrée et son buste apparut, criblé de curieux tatouages en relief. Il gonfla les épaules et, bandant ses muscles, éleva ses bras en encorbellement comme les lutteurs de foire. Des reflets jouaient sur sa peau bronzée. Très droit et immobile, il parut tout à coup grandir. Sa présence sauvage, bien qu'il demeurât impassible, envahissait la petite pièce et y introduisait d'étranges mystères. Un pâle soleil traversa les vitraux et posa une lueur dorée sur ce fils exilé de l'Afrique.
Enfin, ses longues paupières égyptiennes s'abaissèrent sur ses prunelles d'ivoire et, de son regard, il ne resta plus qu'un mince rayon posé sur la duchesse de Soissons. Puis un lent sourire, à la fois arrogant et doux, étira les lèvres épaisses du Maure. Jamais Angélique n'avait vu Kouassi-Ba aussi beau, et jamais, non jamais, elle ne l'avait vu si... terrible.
Le Noir, dans toute sa force primitive, détaillait sa proie. Il avait su d'instinct ce que voulait cette femme blanche, avide de plaisirs nouveaux.
Les lèvres entrouvertes, Olympe de Soissons paraissait subjuguée. Ses yeux sombres brillaient d'un feu extraordinaire. Le battement de sa belle gorge, la gourmandise de sa bouche trahissaient le désir avec une telle impudeur que la servante elle-même, malgré sa hardiesse, baissa tout à coup la tête et qu'Angélique eut envie de s'enfuir en claquant la porte.
La duchesse parut finalement se reprendre. Elle ouvrit son éventail et s'éventa d'un geste machinal.
– Combien... Combien en voulez-vous ?
– Deux mille cinq cents livres.
Les yeux de la servante brillèrent.
Olympe de Soissons sursauta, revenue sur terre.
– Vous êtes folle !
– Ce sera deux mille cinq cents livres, ou je le garde pour moi, déclara froidement Angélique.
– Ma chère...
– Oh ! madame, s'exclama Bertille qui venait de poser un doigt timide sur le bras de Kouassi-Ba, comme sa peau est douce ! Jamais on ne pourrait s'imaginer qu'un homme ait une peau si douce ; on dirait un pétale de fleur séchée. À son tour, la duchesse passa son doigt le long du bras lisse, au grain de peau serré et souple. Un frisson voluptueux la secoua. S'enhardissant, elle toucha les tatouages de la poitrine, et se mit à rire.
– Décidément, je l'achète. C'est une folie, mais je sens déjà que je ne pourrais m'en passer. Bertille, avertis donc La Jacinthe de m'apporter ma cassette.
Comme à un signal donné, le laquais entra, portant un coffret de cuir ouvragé. Tandis que l'homme, qui devait jouer le rôle d'intendant de la duchesse pour ses plaisirs secrets, comptait la somme, la servante, sur les ordres de sa maîtresse, fit signe à Kouassi-Ba de la suivre.
– Au revoir, médême, au revoir, dit le Maure en s'approchant d'Angélique, et pour mon petit maître Florimond, tu lui diras...
– C'est bon, va-t'en, dit-elle durement.
Mais elle garda, comme un coup de poignard au cœur, le regard de chien battu que l'esclave lui avait jeté avant de quitter la pièce...
Nerveusement, elle comptait les pièces et les glissait dans sa bourse. Elle n'avait maintenant qu'une hâte : s'en aller.
– Oh ! ma chère, tout cela est bien pénible, je m'en doute, soupira la duchesse de Soissons qui s'éventait d'un air épanoui. Cependant, ne vous désolez pas, la roue tourne toujours. On entre à la Bastille, c'est vrai, mais on en sort aussi. Savez-vous que Péguilin de Lauzun est rentré en grâce auprès du roi ?
– Péguilin ! s'exclama Angélique que ce nom et cette nouvelle rassérénèrent subitement. Oh ! j'en suis ravie. Que s'est-il passé ?