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– L'Église n'est pour rien dans de pareils excès, protesta l'aumônier en se penchant vers les causeurs. Je vous ferai même remarquer, messieurs, que trop souvent aujourd'hui des laïques ignorant les lois canoniques ont la prétention de se substituer à la loi divine. Et je crois pouvoir vous assurer que la plupart des religieux que vous voyez ici sont dans l'inquiétude de l'empiétement du pouvoir civil sur le droit religieux. Ainsi, moi qui viens de Rome, j'ai vu le quartier de notre ambassade du Vatican se transformer peu à peu en un refuge de tous les gredins de la pire espèce. Le Saint-Père lui-même n'est plus maître chez lui, car notre roi, pour régler ce différend, n'a pas hésité à envoyer des troupes de renfort, des effectifs militaires français de son ambassade, avec ordre de tirer sur les troupes du pape si celles-ci passaient à l'action, c'est-à-dire si elles se saisissaient des bandits et des voleurs italiens et suisses réfugiés à l'ambassade de France.

– Mais toute ambassade doit rester inviolable en territoire étranger, émit un vieux bourgeois à l'air prudent.

– Certes. Cependant, elle ne doit pas non plus abriter toute la racaille de Rome et contribuer à saper l'unité de l'Église.

– Mais l'Église elle-même ne doit pas saper l'unité de l'État de France, dont le roi est le défenseur, répliqua le vieux bourgeois d'un air têtu.

Les gens le regardèrent et parurent se demander ce qu'il faisait là. La plupart prirent une expression soupçonneuse et se détournèrent, en regrettant manifestement d'avoir prononcé des paroles osées devant un inconnu, qui était peut-être un espion du Conseil de Sa Majesté.

Seul, Me Gallemand, après l'avoir dévisagé, riposta :

– Eh bien, surveillez attentivement ce procès, monsieur. Vous y verrez sans doute un petit aspect de ce grand conflit très réel qui existe déjà entre le roi et l'Église de Rome.

Angélique suivait avec effroi cet échange de paroles. Elle comprenait mieux maintenant les réticences des jésuites et l'échec de la lettre du pape en laquelle elle avait mis si longtemps toute son espérance. Ainsi le roi ne reconnaissait plus aucun maître. Il n'y avait donc qu'une seule chance pour Joffrey de Peyrac : c'était que la conscience des juges fût plus forte que leur servilité.

Un silence énorme, tombant sur l'amphithéâtre, ramena la jeune femme à la réalité. Son cœur s'arrêta de battre.

Elle venait d'apercevoir Joffrey.

Il entrait en marchant avec difficulté et en s'appuyant sur deux cannes ; sa claudication s'était accentuée, et à chaque pas on avait l'impression qu'il allait perdre l'équilibre.

Il lui parut à la fois très grand et très voûté, effroyablement maigre. Elle éprouva un choc terrible. Après ces longs mois de séparation, qui avaient estompé dans sa mémoire les contours de la chère silhouette, elle le revoyait avec les yeux du public et, terrifiée, elle découvrait son aspect insolite et même inquiétant. L'abondante chevelure noire de Joffrey encadrant un visage ravagé, d'une pâleur de spectre, où les cicatrices traçaient des sillons rouges, ses vêtements usés, sa maigreur, tout contribuait à impressionner la foule.

Lorsqu'il releva la tête et que ses yeux noirs et brillants firent lentement, avec une sorte d'assurance railleuse, le tour de l'hémicycle, la pitié qui avait effleuré certains disparut, et un murmure hostile courut dans l'assistance. La vision dépassait encore ce qu'on avait espéré. C'était bien là un vrai sorcier !

Encadré par les gardes, le comte de Peyrac resta debout devant la sellette, sur laquelle il ne pouvait s'agenouiller.

À ce moment, une vingtaine de gardes royaux armés pénétrèrent par deux portes et se répartirent à travers l'immense salle.

Le procès allait s'ouvrir.

Une voix annonça :

– Messieurs, la cour !

Toute l'assistance se leva, et par la porte de la scène entrèrent des huissiers hallebardiers en costume du XVIe siècle, avec collerettes à godrons et toquets de plumes. Ils précédaient une procession de juges en toge et col d'hermine, coiffés du bonnet carré.

Celui qui venait en premier était assez âgé, entièrement vêtu de noir, et Angélique eut de la peine à reconnaître en lui le chancelier Séguier qu'elle avait aperçu, si magnifique, au cours du défilé de l'entrée royale. Le personnage qui le suivait était grand et sec, habillé de rouge. Venaient ensuite six hommes en noir. L'un d'eux portait un mantelet rouge. C'était le sieur Masseneau, président du parlement de Toulouse, plus austèrement vêtu que lors de la rencontre du chemin de Salsigne. Devant Angélique, Me Gallemand commentait à mi-voix :

– Le vieux en noir qui marche en tête est le premier président de la cour, Séguier. L'homme en rouge, c'est Denis Talon, avocat général du Conseil du roi et accusateur principal. Le mantelet rouge appartient à Masseneau, un parlementaire de Toulouse, et qui a été nommé, pour ce procès, président des jurés. Parmi ceux-ci, le plus jeune, c'est le procureur Fallot qui se dit baron de Sancé et qui n'hésite pas à rentrer dans les grâces de la cour en acceptant de juger l'accusé, qu'on dit un de ses proches parents par alliance.

– Un cas cornélien, en somme, observa le blanc-bec aux cheveux poudrés.

– Mon ami, je vois que, comme tous les jeunes gens volages de ta génération, tu te rends à ces spectacles de théâtre auxquels un homme de loi qui se respecte ne saurait assister sans passer pour un esprit léger. Eh bien, pourtant, crois-moi, tu n'y écouteras jamais plus belle comédie que celle à laquelle tu vas assister aujourd'hui... Dans le brouhaha, Angélique n'entendit pas la suite.

Elle eût voulu savoir quels étaient les autres juges. Desgrez n'avait point dit qu'il y en aurait tant. Peu importait du reste, puisqu'elle ne les connaissait pas, sauf Masseneau et Fallot.

Où était-il, son avocat ?

Elle le vit entrer par la même porte de scène que les autres jurés. Il fut suivi de plusieurs religieux inconnus, dont la plupart rejoignirent le premier rang des spectateurs officiels, où on leur avait visiblement réservé des places.

Angélique fut inquiète de ne point y reconnaître le père Kircher. Mais le moine Bécher non plus n'était pas là, et la jeune femme en soupira d'aise. Maintenant le silence était total. Un des religieux récita une bénédiction, puis approcha le crucifix de l'accusé, qui l'embrassa et se signa. Devant ce geste de soumission et de piété, une houle de déception parcourut la salle. Allait-on la priver d'un spectacle de magie et ne lui offrir que le simple jugement d'une querelle de gentilshommes ?

Une voix aiguë cria :

– Montrez-nous les faits de Lucifer !

Un remous coupa les rangs : les gardes fonçaient sur le spectateur irrévérencieux. Le jeune homme ainsi que quelques collègues furent durement saisis et immédiatement entraînés au-dehors.

Puis le silence se rétablit.

– Accusé, prêtez serment ! dit le président Séguier, qui défroissait en même temps un papier qu'un petit clerc à genoux devant lui lui tendait.

Angélique ferma les yeux. Joffrey allait parler. Elle s'attendait que son timbre fût brisé, affaibli, et sans doute chacun des spectateurs s'y attendait également, car lorsque la voix profonde et nette s'éleva, il y eut un mouvement d'étonnement. Bouleversée jusqu'aux entrailles, Angélique reconnaissait la voix séductrice qui, dans les nuits chaudes de Toulouse, lui avait murmuré tant de mots d'amour.