– Et vous avez connaissance de certains de ces poisons ?
– J'ai des flèches dont les Indiens se servent pour la chasse au bison. Et aussi des pointes de fléchettes utilisées par les pygmées d'Afrique, et dont la blessure suffît à abattre des bêtes aussi gigantesques que les éléphants.
– En somme, vous surenchérissez sur votre propre accusation d'être expert en poisons ?
– Nullement, monsieur le président, mais je vous explique cela pour vous prouver que, si j'avais jamais eu l'intention d'expédier dans un autre monde quelques pauvres gens qui m'auraient regardé de travers, je n'aurais pas pris la peine de fabriquer ces produits d'arsenic et de vitriol si vulgaires et reconnaissables.
– Alors pourquoi les fabriquiez-vous ?
– À des fins scientifiques et au cours d'expériences chimiques sur les minéraux qui entraînent parfois la formation de ces produits.
– N'égarons pas le débat. Il suffit que vous ayez convenu de vous-même que vous étiez fort versé dans ces affaires de poisons et d'alchimie. Ainsi, d'après ce que vous dites, vous seriez en mesure de faire disparaître quelqu'un sans que personne ne pût rien y voir, ni vous confondre. Qui nous garantit que vous ne l'ayez déjà fait ?
– Il faudrait le prouver !
– Deux morts suspectes vous sont aussi reprochées, mais je m'empresse de le dire, incidemment : la première, c'est la mort du neveu de Mgr de Fontenac, archevêque de Toulouse.
– Un duel après provocation et devant témoins serait-il devenu aujourd'hui un fait de sorcellerie ?
– Monsieur de Peyrac, je vous engage à ne pas persister dans votre attitude ironique envers un tribunal qui ne cherche que toute la lumière. Quant à cette deuxième mort qu'on vous impute, elle viendrait soit de vos poisons invisibles, soit de vos sortilèges proprement dits. Car, sur le cadavre déterré d'une de vos anciennes maîtresses, on a, par-devant témoins, trouvé ce médaillon qui est votre portrait en buste. Le reconnaissez-vous ?
Angélique put voir le président Masseneau tendre à un suisse un petit objet que celui-ci présenta au comte de Peyrac qui se tenait toujours debout appuyé sur ses deux cannes, devant la sellette qui lui était destinée.
– Je reconnais en effet la miniature que cette pauvre fille exaltée avait fait faire de moi.
– Cette pauvre exaltée, comme vous dites, et qui était aussi une de vos si nombreuses maîtresses, Mlle de...
Joffrey de Peyrac leva la main d'un geste impératif.
– De grâce, ne profanez pas publiquement ce nom, monsieur le président. Cette malheureuse est morte !
– D'une maladie de langueur dont on commence à soupçonner que vous êtes l'auteur, et que vous auriez conduite par sortilège.
– Ceci est faux, monsieur le président.
– Pourquoi alors a-t-on trouvé votre médaillon dans la bouche de la morte et comme percé d'une épingle à l'endroit du cœur ?
– Je l'ignore absolument. Mais, d'après ce que vous m'en dites, je supposerais plutôt que c'est elle, très superstitieuse, qui aurait cherché à m'envoûter de cette façon. Ainsi, d'envoûteur, je deviens un envoûté à mon tour. Voilà qui est cocasse, monsieur le président.
Et, tout à coup, on s'aperçut que ce long spectre flageolant sur ses cannes riait de bon cœur.
Il y eut un flottement, puis une détente, et des rires jaillirent. Mais Masseneau ne se déridait point.
– Ignorez-vous, accusé, que le fait de trouver un médaillon dans la bouche d'une morte est un signe certain d'envoûtement ?
– À ce que je m'aperçois, je suis beaucoup moins versé que vous dans ces questions de superstitions, monsieur le président.
Le magistrat négligea l'insinuation.
– Jurez alors que vous ne les avez jamais pratiquées.
– Je jure sur ma femme, mon enfant et le roi, que je ne me suis jamais livré à ce genre de niaiseries, au moins telles qu'elles sont comprises dans ce royaume.
– Expliquez-vous sur la restriction que vous venez d'apporter à ce serment.
– Je veux dire qu'ayant beaucoup voyagé, j'ai été témoin, en Chine et aux Indes, de phénomènes étranges qui prouvent que magie et sorcellerie existent réellement, mais n'ont aucun rapport avec le charlatanisme pratiqué en général sous ce nom dans les pays d'Europe.
– En somme, vous reconnaissez que vous y croyez ?
– À la vraie sorcellerie, oui... Qui comporte d'ailleurs bon nombre de phénomènes naturels que les siècles futurs expliqueront sans doute. Mais, quant à suivre béatement les montreurs de foire ou les soi-disant savants alchimistes...
– Vous y venez donc de vous-même, à l'alchimie ! Selon vous, il y aurait, comme pour la sorcellerie, la vraie et la fausse alchimie ?
– En effet. Certains Arabes et Espagnols commencent à désigner la vraie alchimie par un nom à part, la chimie, qui est une science expérimentale où tous les faits d'échange de substances peuvent être reproduits et sont donc indépendants de l'opérateur, à condition, bien sûr, que celui-ci apprenne son métier. Mais un alchimiste convaincu, en revanche, est pire qu'un sorcier !
– Je suis fort heureux de vous l'entendre dire, car vous facilitez ainsi la tâche du tribunal. Mais qu'est-ce donc qui peut être pire qu'un sorcier, selon vous ?
– ...Un sot et un illuminé, monsieur le président.
Pour la première fois de cette audience solennelle, le président Masseneau parut perdre le contrôle de lui-même.
– Accusé, je vous adjure de passer à la déférence, que votre propre intérêt commande d'ailleurs. C'est déjà assez que dans votre serment de tantôt vous ayez commis l'insolence de prêter votre serment en invoquant Sa Majesté notre roi après les noms de votre femme et de votre enfant. Si vous persévérez à manifester tant d'arrogance, la cour peut refuser de vous entendre...
Angélique vit l'avocat bondir auprès de son mari en voulant lui dire quelque chose, et les gardes l'en empêcher. Elle suivit ensuite l'intervention de Masseneau, qui cherchait à laisser pleine liberté à l'avocat pour assurer son travail de défenseur.
– Loin de moi l'intention, monsieur le président, de vous viser vous-même ou quelque autre de ces messieurs par mes paroles, reprit le comte de Peyrac lorsque le brouhaha se fut un peu calmé. En tant que scientifique, j'attaquais les pratiquants de cette science néfaste qu'on appelle l'alchimie, et je ne pense pas qu'un seul d'entre vous, accablé d'occupations si sérieuses, s'y livre en secret...
Cette petite péroraison plut aux magistrats, qui opinèrent gravement. L'interrogatoire reprit dans une atmosphère plus sereine.
Masseneau, ayant fouillé dans sa montagne de liasses, réussit à en extraire une autre feuille.
– Vous êtes convaincu d'utiliser dans vos pratiques mystérieuses et que, pour vous disculper, vous désignez par le nouveau mot de chimie, des morceaux de squelettes. Comment expliquez-vous une pratique si peu chrétienne ?
– Il s'agit, monsieur le président, de ne pas confondre pratique occulte et pratique chimique. Les os d'animaux me servent simplement à faire de la cendre, laquelle possède des propriétés spéciales d'absorber la crasse du plomb fondu, tout en laissant libre l'or et l'argent contenus.
– Et les os humains possèdent-ils la même propriété ? demanda Masseneau insidieusement.
– Sans doute, monsieur le président, mais j'avoue que la cendre d'animaux me donne pleine satisfaction, et que je m'en contente.
– Pour convenir à vos pratiques, ces animaux doivent-ils être brûlés vivants ?
– Nullement, monsieur le président. Cuisez-vous vos poulets vivants ?