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– Écartez-vous, dame Angélique, dit enfin l'armateur, toute résistance est inutile, vous le constatez. C'est moi désormais qui suis le maître à bord et non plus cet homme qu'inexplicablement vous voulez défendre contre nous que vous appeliez tantôt vos amis.

– Qu'allez-vous faire de lui ?

– Nous assurer de sa personne.

– Vous n'avez pas le droit de le tuer, sans jugement, sans avoir prouvé ses torts envers vous. Ce serait la dernière des infamies. Dieu vous punirait.

– Nous n'avons pas l'intention de le tuer, dit Manigault, après une hésitation.

Mais elle savait qu'ils étaient tous venus précisément avec ce désir de le supprimer d'abord lui et que, sans elle, il serait étendu là, près de Jason. Elle se sentit baignée d'une sueur froide.

Les minutes s'écoulaient lentement.

Elle devait éviter de trembler. Elle se tourna vers son mari pour guetter sa réaction devant ces événements humiliants et dangereux et elle tressaillit. La bouche du noble aventurier s'étirait dans ce sourire énigmatique qu'il avait toujours opposé aux chiens hurlants, aux meutes réunies pour le perdre.

Qu'y avait-il en cet homme surprenant qui dresserait toujours contre lui d'autres hommes décidés à l'abattre. Elle s'évertuait en vain à le défendre, à le suivre. Il n'avait besoin de personne et peut-être même lui était-il indifférent de mourir, de la quitter, elle a peine retrouvée.

– Ne voyez-vous pas ce qu'ils ont fait ? dit-elle presque avec colère. Ils se sont emparés de votre navire !

– Rien n'est moins prouvé encore, dit-il d'un air amusé.

– Sachez, monsieur, le renseigna Manigault, que la plus grande partie de votre équipage se trouve enfermée dans les cales et dans l'impossibilité d'en sortir pour vous défendre. Mes hommes armés surveillent chaque issue, chaque écoutille... et tous ceux qui chercheront à mettre le nez dehors seront abattus sans pitié. Quant aux autres qui veillaient sur le pont, la plupart désireux d'échapper à un maître tyrannique et rapace, nous avaient déjà, depuis longtemps, promis leur complicité.

– Enchanté de l'apprendre, dit le Rescator.

Son regard chercha les matelots espagnols qui s'étaient mis à rôder comme des loups à travers le salon dont ils découvraient pour la première fois les richesses et qui commençaient à faire main basse sur les bibelots d'or excitant leur convoitise.

– Jason m'avait prévenu, dit-il. Nous avons commis l'erreur d'un enrôlement précipité. Et, voyez-vous, une erreur se paie toujours plus cher qu'un crime...

Il regarda le corps, devenu rigide, du capitaine Jason, dont le sang se répandait à travers la haute laine et les fleurs du tapis. Ses traits se durcirent et ses paupières voilèrent l'éclat de ses yeux noirs.

– Vous avez tué mon second... mon ami de dix années...

– Nous avons tué ceux qui nous opposaient résistance. Mais, je vous l'ai dit, ils étaient peu nombreux et les autres nous étaient acquis.

– Je vous souhaite de n'avoir pas trop de difficultés avec ces brillantes recrues, ramassées parmi la pire racaille de Cadix et de Lisbonne, ricana Joffrey de Peyrac. Manuelo ! cria-t-il d'une voix dure.

L'un des mutins sursauta et le Rescator lui jeta un ordre en espagnol. L'autre s'empressa d'un air terrifié de lui amener son manteau.

Le comte le jeta sur ses épaules et marcha d'un pas décidé vers la porte. Les Protestants l'entourèrent aussitôt, impressionnés de sentir l'ascendant qu'il conservait, malgré tout, sur les membres de son équipage.

Manigault lui posa son pistolet entre les omoplates.

– N'essayez pas de nous intimider, monsieur. Bien que nous n'ayons pas encore statué sur le sort que nous vous réservons, vous êtes entre nos mains et vous ne nous échapperez pas.

– Je ne suis pas assez sot pour l'ignorer présentement. Je veux seulement juger la situation de visu.

Il s'avança sur le balcon, guetté de près par les canons des mousquets et des pistolets et s'appuya sur la rambarde de bois sculpté. Une partie de cette balustrade avait été arrachée durant la nuit par la tempête.

Au-dessous de lui, Joffrey de Peyrac put découvrir la dévastation de son navire. Des voiles déchirées pendaient. Au bout de certaines vergues les cordages emmêlés offraient d'inextricables et monstrueuses pelotes qui se balançaient, menaçant de faucher quiconque sur le passage de leur trajectoire. Sur le gaillard d'avant, le tronçon du mât de misaine abattu avec voiles, vergues et haubans, donnait au vaillant Gouldsboro un aspect d'épave à jamais malmenée par les flots.

À toutes les déprédations causées par la tempête étaient venues s'ajouter celles de la bataille qui avait été brève mais violente. Des cadavres jonchaient le pont, que les matelots, aujourd'hui mutinés, commençaient à basculer, sans autre forme de procès, par-dessus bord.

– Je vois, dit le Rescator du bout des lèvres.

Il leva les yeux. Parmi les vergues des deux mâts restant, le nouvel équipage, très réduit, mais assez actif, s'efforçait de maintenir et de réparer la voilure, de débrouiller les cordages et d'en mettre en place de nouveaux. Quelques adolescents protestants faisaient là leurs premières armes de gabiers. Le travail n'était pas rapide, mais la mer, devenue clémente et douce comme une chatte, paraissait disposée à laisser le temps à ses novices d'apprendre leur métier.

Sur la dunette, Le Gall, qui – se glissant à l'abri du brouillard de l'aube – avait frappé Jason, s'était emparé du porte-voix de ce dernier. C'était au navigateur-pilote que Manigault avait confié le commandement de la manœuvre, le Breton étant le plus qualifié dans le métier de la mer.

Bréage tenait la barre. Dans l'ensemble, ces Rochelais, ayant tous plus ou moins navigué, n'étaient pas dépaysés dans leurs nouvelles tâches, et malgré l'importance d'un navire comme le Gouldsboro, avec l'aide des vingt matelots qui s'étaient ralliés à eux, ils devaient pouvoir parvenir à le maîtriser et à le conduire, à condition de ne pas prendre de repos... et à condition que...

*****

Le Rescator se détourna et fit face aux Protestants. Il continuait de sourire.

– Beau travail, messieurs. Je reconnais que l'affaire a été menée rondement. Vous avez su profiter de ce que mes hommes harassés par une nuit de lutte à sauver le bateau, leurs vies et les vôtres, se reposaient ne laissant que quelques veilleurs, pour réaliser vos projets de piraterie...

Le sanguin Manigault rougit sous l'insulte.

– Piraterie ! Vous inversez les rôles, il me semble.

– Hé ! Comment alors nommer l'acte qui consiste à s'emparer par la force du bien d'autrui, en l'occurrence mon navire ?

– Un navire que vous avez volé à d'autres. Vous vivez de rapines...

– Vous êtes bien catégoriques dans vos jugements, messieurs de la religion. Rendez-vous à Boston. Vous y apprendrez que le Gouldsboro a été construit sur mes plans et qu'il fut payé en bons écus sonnants et trébuchants.

– Alors ce sont ces écus qui sont de source suspecte, j'en fais pari.

– Qui peut se vanter de l'origine intègre de l'or qu'il y a dans sa bourse ? Vous-même, monsieur Manigault, la fortune que vous ont léguée vos pieux ancêtres, corsaires ou commerçants de La Rochelle, n'a-t-elle pas été arrosée des larmes et des sueurs des milliers d'esclaves noirs que vous avez achetés sur les côtes de Guinée pour les revendre en Amérique ?

Appuyé à la balustrade, et toujours souriant, il conversait comme il l'eût fait dans un salon et non sous la menace d'armes prêtes à l'abattre.

– Quel rapport ? dit Manigault stupéfait. Je n'ai pas inventé l'esclavage. Il faut d'ailleurs bien des esclaves pour l'Amérique. J'en fournis.

Le Rescator éclata d'un rire si brusque et si insultant qu'Angélique se boucha les oreilles. Elle voulut se précipiter, persuadée que le claquement du pistolet de Manigault répondrait à une telle provocation. Mais rien ne se passa. Les Protestants étaient comme fascinés par le personnage. Angélique sentit, matériellement, le courant qui émanait de lui. Il les retenait par un pouvoir invisible, il parvenait à supprimer autour d'eux le sentiment du lieu et du moment qu'ils vivaient.