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Sous les robes corsetées à la française, sous les manteaux brodés et les parures retrouvées à Ceuta, elle conservait encore sa peau rêche, la profonde cicatrice de sa jambe brûlée, celles de son dos flagellé qui s'effaçaient peu à peu.

Ses pieds dans les chaussures élégantes n'avaient pas perdu la corne durcie, acquise à gravir nus les sentiers pierreux du Rif.

Elle pensa avec exaltation que désormais la trace de l'incroyable odyssée demeurerait indélébile, par cet enfant qui allait naître d'elle. Il serait blond, râblé, solide.

Qu'importait qu'il fût bâtard. La noblesse de celui qui avait été le « roi » des captifs rejoignait par ses vertus celle des croisés dont le sang circulait dans les veines d'Angélique de Sancé de Monteloup.

Son fils aurait ses yeux bleus et sa force. Un petit dieu Hercule maniant la massue, étouffant les serpents et auréolé de tout le soleil de la Méditerranée !...

Il serait beau comme le premier enfant né sur la terre.

Elle le voyait et s'émerveillait de sa vie. Pour lui, par lui, elle retrouverait la force et lutterait pour lui gagner la liberté.

Elle demeura longtemps ainsi, à se laisser aller au gré de sa rêverie un peu folle, oubliant les murs de la citadelle, et parlant parfois à mi-voix.

« C'est en vain que tu m'auras fuie, Colin, disait-elle. C'est en vain que tu m'auras dédaignée et rejetée. Tu demeureras avec moi, quand même, un peu, Colin, mon compagnon, mon ami... »

Quelques jours plus tard un carrosse aux portières grillées et aux rideaux noirs tirés quittait Marseille et prenait la route d'Avignon. Une solide escorte de dix mousquetaires l'accompagnait. M. de Breteuil qui se tenait à l'intérieur, aux côtés d'Angélique, pressait le train.

On lui en avait tant dit sur l'incroyable habileté et malice de Mme du Plessis-Bellière, qu'il s'attendait sans cesse à la voir lui filer entre les doigts et n'avait plus qu'une hantise : arriver au bout de sa mission.

Que la jeune femme ait paru surmonter sa fatigue l'inquiétait. Qu'elle se tînt droite et se montrât parfois insolente à son égard lui faisait redouter le pire. N'attendait-elle pas le secours de ses complices ?

Ce n'était pas trop de dire qu'il couchait en travers de sa porte à la halte et ne dormait que d'un œil.

Avant la traversée d'une forêt où l'on risquait d'être assailli par des bandes chargées de délivrer la prisonnière, il se débattait auprès du gouverneur de la ville la plus proche pour obtenir un contingent de soldats supplémentaire. Cela prenait des allures d'expédition militaire. Les badauds se groupaient sur la place des villes pour tâcher d'apercevoir le personnage qui nécessitait tout ce renfort. M. de Breteuil tempêtait et payait des gens d'armes pour disperser la foule à coups de hallebarde, ce qui augmentait la curiosité et les attroupements.

À force de ne pas dormir et d'être rongé d'inquiétude, M. de Breteuil ne voyait plus qu'une solution à ses tourments : la hâte. C'est à peine si l'on s'arrêta désormais quelques heures la nuit, dans une auberge dont tous les hôtes étaient expulsés et les aubergistes gardés à vue. Durant le jour, les chevaux menaient une course sans répit, remplacés sans cesse par des chevaux frais qu'un courrier partait réclamer à l'avance, afin qu'aucune attente n'eût lieu lorsque l'équipage parviendrait au relais.

Angélique, secouée par les cahots du chemin, brisée par cette randonnée démentielle, protestait :

– Vous voulez me tuer, monsieur ! Arrêtons-nous quelques heures pour nous reposer. Je n'en puis plus.

M. de Breteuil ricanait :

– Vous êtes bien délicate, madame. N'avez-vous pas connu de fatigues plus grandes au royaume de Marocco ?

Elle n'osait lui dire qu'elle était enceinte.

Cramponnée à la banquette ou à la portière, malade de poussière, elle faisait des vœux pour qu'on arrivât enfin au but de cet infernal voyage.

Certain soir, au terme d'une journée harassante, comme l'équipage abordait au grand galop un tournant au sommet d'une colline, la voiture se pencha sur deux roues, puis versa. Le postillon sentant venir l'accident avait eu le temps de retenir son attelage. Le choc fut moins violent qu'on aurait pu le craindre mais Angélique, projetée du côté du fossé et coincée par la banquette arrachée, comprit tout de suite ce qui lui arrivait.

On la sortit rapidement du carrosse, on l'étendit sur l'herbe sur le bas-côté de la route. M. de Breteuil, blême, se pencha vers elle. Si Mme du Plessis mourait le Roi ne le lui pardonnerait jamais. Dans une intuition subite il comprit qu'il y allait de sa tête et il crut sentir le froid de la hache du bourreau sur sa nuque.

– Madame, supplia-t-il, vous êtes-vous fait mal ? Ce n'est rien, n'est-ce pas ? Le choc a été infime.

Elle lui cria d'une voix changée, désespérée, hagarde :

– C'est votre faute, imbécile ! Avec votre train d'enfer !... Vous m'avez tout pris. J'ai tout perdu par votre faute... Misérable !...

Et de ses ongles lancés en avant, elle lui laboura les joues.

Les soldats, sur un brancard improvisé, la transportèrent jusqu'au bourg voisin. Voyant le sang s'étendre sur sa robe ces hommes affolés la croyaient sérieusement blessée. Mais le chirurgien qu'on requit déclara, après examen, que le cas ne le concernait pas et qu'il fallait chercher une matrone.

Angélique était étendue dans la maison du maire. Elle sentait sa vie s'en aller avec cette autre vie.

Une odeur de soupe aux choux régnait entre les murs de cette grosse maison bourgeoise et ajoutait à sa nausée, à son dégoût de tout. Le visage de la matrone, rouge et suant sous sa coiffe de paysanne, lui apparaissait par instants et lui donnait mal aux yeux comme un soleil couchant. Toute la nuit la bonne femme lutta, non sans vaillance, pour sauver cette créature étrange et comme immatérielle, aux cheveux de miel, de clair de lune, étalés sur l'oreiller, et au visage bizarrement tanné. Le hâle apparaissait en plaques brunes sur le teint cireux, tandis que les paupières se plombaient et qu'un cerne mauve masquait la commissure des lèvres. La matrone reconnaissait les stigmates de la mort.

– Faut pas, ma petite, soufflait-elle penchée sur Angélique à demi inconsciente, faut pas...

Angélique regardait avec un détachement souverain ces ombres s'agiter autour d'elle.

Maintenant on la soulevait, on glissait sous elle des draps frais et la bassinoire promenait son disque de cuivre en un ballet tiède et chatoyant.

Elle se sentait mieux et le froid qui glaçait ses membres s'évanouissait. On la frictionnait, on lui faisait boire un bol de vin chaud épicé.

– Buvez ça, ma petite, faut vous refaire du sang, vous en avez trop perdu.

Elle commençait à percevoir l'odeur âcre du vin, l'odeur de la cannelle, du gingembre...

Ah ! l'odeur des épices... l'odeur des voyages heureux !... Ainsi était mort le vieux Savary en prononçant ces mots.

Angélique rouvrit les yeux. Devant elle une grande fenêtre entre des rideaux lourds. Aux vitres, un brouillard épais, couleur de fumée.

– Quand le jour se lèvera-t-il ? murmura-t-elle.

La femme aux joues rouges qui se tenait à son chevet la contempla avec satisfaction.

– Y a belle lurette qu'il s'est levé, fit-elle joviale, ce que vous voyez là, c'est pas la nuit, c'est le brouillard de la rivière qui coule en dessous. Fait frisquet aujourd'hui. Un temps pour rester dans ses plumes et non pour courir la poste. Vous avez bien choisi votre jour, quoi. Maintenant que vous voilà tirée d'affaire, on peut dire que cet accident, ça a été une aubaine. Vous en avez fini avec celui-là.

Devant le regard farouche qui lui répondit, la matrone insista, surprise :

– ... Ben quoi ! Pour une grande dame de votre condition un enfant, ça n'est jamais bienvenu. J'en sais quelque chose, allez ! Il y en a assez qui viennent me demander de les débarrasser de leur fruit. Pour vous, voilà qui est fait. Et sans trop de mal, bien que vous m'ayez donné une belle peur !