La voix du camerlingue était plus dure qu'il ne l'aurait souhaité.
« Si un homme aussi croyant que l'était votre père, reprit-il, était capable de créer l'arme que nous avons vue à l'œuvre ce soir, imaginez de quoi serait capable un homme ordinaire avec cette technologie. »
— Un homme comme vous?
Le camerlingue prit une profonde inspiration. Elle ne voyait donc pas? La morale de l'homme n'avançait pas aussi vite que sa science. L'humanité n'était pas assez évoluée spirituellement pour assumer la puissance qu'elle s'était arrogée. L'homme n'avait jamais créé une arme sans l'utiliser!
L'antimatière n'était qu'une arme supplémentaire dans un arsenal déjà pléthorique. L'homme avait déjà le pouvoir de détruire. Il avait appris à tuer, depuis longtemps. Et le sang de sa mère était retombé sur lui.
Mais le génie de Leonardo Vetra était également dangereux pour une autre raison.
— Voilà des siècles, répliqua le camerlingue, que l'Église laisse la science détruire à petit feu la religion, sans rien faire pour l'en empêcher. Les scientifiques démystifient les miracles.
Ils dressent le cerveau de l'Homme à dominer son cœur. Ils
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accusent la religion d'être l'opium du peuple, et Dieu de n'être qu'une hallucination – une béquille illusoire pour ceux qui sont trop faibles pour accepter la vanité de la vie humaine.
Comment pouvais-je rester le témoin impuissant de cette appropriation de la puissance divine? Vous parlez de preuves.
Tout ce que cela prouve, c'est que la science est ignorante! Qu'y a-t-il de mal à admettre l'existence d'une entité qui dépasse notre compréhension? Le jour où la science prouvera l'existence de Dieu en laboratoire, les hommes n'auront plus besoin de la foi! — Vous voulez dire qu'ils n'auront plus besoin de votre Église, riposta Vittoria en s'avançant vers lui. Votre dernier lambeau de pouvoir, c'est le doute qui habite l'esprit humain.
C'est lui qui fait venir les âmes vers vous. C'est leur besoin de savoir que la vie a un sens. C'est leur sentiment d'insécurité, leur quête d'un être éclairé, qui l'assure qu'il existe un plan d'ensemble. Or l'Église n'est pas la seule source d'éclaircissement de la planète! Nous sommes tous à la recherche de Dieu, mais par des chemins différents. De quoi avez-vous peur? Que Dieu se manifeste ailleurs que dans ces murs? Que les hommes et les femmes le découvrent au sein de leurs vies, et qu'ils rejettent vos rituels archaïques? Les religions évoluent! L'esprit trouve des réponses, le cœur entrevoit de nouvelles vérités.
« Mon père poursuivait la même quête que vous! Son chemin était parallèle au vôtre! Comment ne vous en êtes-vous pas rendu compte? Dieu n'est pas une autorité omnipotente qui nous regarde d'en haut, et menace de nous précipiter dans les flammes de l'enfer si nous ne lui obéissons pas. Dieu, c'est l'énergie qui circule dans les synapses de notre cerveau, et dans le tréfonds de nos cœurs. Dieu est partout! »
— Sauf dans la science, cingla le camerlingue avec un regard de pitié. La science, par définition, n'a pas d'âme, pas de lien avec le cœur humain. Des miracles intellectuels comme celui de l'antimatière sont livrés au monde sans leur mode d'emploi éthique. Ce qui en soi est dangereux. Mais lorsque cette science se met à présenter ses recherches sans âme comme le chemin vers la lumière... Lorsqu'elle promet des réponses à des questions dont la
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beauté réside dans le fait qu'elles n'en ont pas... (Il secoua la tête.) Alors, je dis Non!
Le silence s'installa. Carlo Ventresca renvoya à Vittoria un regard aussi inflexible que le sien.
Brusquement, il se sentait épuisé. La situation se retournait contre lui. Est-ce-là l'épreuve finale que Dieu m'envoie? La voix de Mortati rompit le charme maléfique qui semblait s'être abattu sur la chapelle Sixtine:
— Les quatre cardinaux, murmura-t-il avec horreur. Baggia et les autres... Je vous en supplie, ne me dites pas que vous...
Le camerlingue se tourna vers lui, surpris par la souffrance qui faisait vibrer la voix du cardinal. Comment lui n'était-il pas capable de comprendre? Les titres des journaux annonçaient chaque jour un nouveau miracle de la science. Depuis combien de temps ne parlait-on plus de ceux de la foi? Des siècles?
La religion avait besoin d'un miracle! Qui vienne tirer le monde de son sommeil. Qui permette aux hommes de retrouver le chemin de la vertu. Qui les ramène à la foi. Et après tout, les cardinaux assassinés n'étaient pas des meneurs. C'étaient des rénovateurs – des progressistes, prêts à embrasser le monde moderne et à abandonner les traditions. Leur élimination représentait la seule solution possible. Il fallait à l'Église un nouveau chef. Jeune. Fort. Vibrant. Miraculeux. Morts, les preferiti serviraient beaucoup plus efficacement l'Église qu'ils n'auraient jamais pu le faire vivants.
L'Horreur, puis l'Espoir. Offrir quatre âmes à Dieu pour en sauver des millions.
Le monde se souviendrait d'eux à tout jamais, comme de martyrs. L'Église érigerait de glorieux monuments à leur mémoire. Combien de milliers sont morts pour la gloire de Dieu? Eux ne sont que quatre.
— Les quatre cardinaux, répéta Mortati.
— J'ai partagé leurs souffrances, plaida Ventresca en montrant sa poitrine. Moi aussi, je serais prêt à mourir pour Dieu. Mais ma tâche ne fait que commencer. La foule chante sur la place Saint-Pierre!
Le camerlingue lut l'horreur dans les yeux de Mortati. Il se sentait à nouveau désorienté. Était-ce la morphine? Mortati le
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regardait comme s'il avait tué ces hommes lui-même, à mains nues. Pour Dieu, j'en aurais été capable, pensa-t-il. Mais il ne l'avait pas fait. Les meurtres avaient été perpétrés par l'Assassin
– une âme païenne, amenée par la ruse à croire qu'elle accomplissait l'œuvre des Illuminati. Je m'appelle Janus, lui avait dit le camerlingue. Je ferai la preuve de ma puissance. Et il avait honoré sa promesse. Ventresca avait instrumenté la haine de l'Assassin au service du Dieu des chrétiens.
— Écoutez-les chanter, dit-il avec un sourire réjoui. Rien ne réunit mieux les âmes que la présence du mal. Mettez le feu à une Église, et tous les membres de la communauté se dresseront, main dans la main. Ils relèveront le défi et reconstruiront leur sanctuaire, en chantant des hymnes.
Regardez la foule affluer ce soir sur la place. La peur leur a fait retrouver le chemin de la maison. Inventez pour l'Homme moderne de nouveaux démons. L'apathie est mortelle.
Montrez-leur le visage du Mal, celui des Satanistes qui nous ont infiltrés, qui contrôlent nos gouvernements, nos banques, nos écoles. Qui menacent d'effacer de la terre la Maison de Dieu, à l'aide de la science, qui se trompe. La perversion avance en profondeur, et l'Homme doit rester vigilant. Tous les moyens sont bons pour faire le bien. Devenez le bien!
Pendant le silence qui suivit, Ventresca espéra s'être enfin fait comprendre. Les Illuminati n'avaient pas refait surface. Ils avaient disparu depuis longtemps. Ils n'existaient plus que sous forme de mythe. S'il les avait ressuscités, c'était pour les utiliser comme un rappel à l'ordre. Ceux qui connaissaient leur histoire avaient revécu le mal qu'ils incarnaient. Les autres avaient appris une leçon et se demandaient comment ils avaient pu se montrer aussi aveugles. Ventresca avait fait resurgir des démons anciens pour réveiller un monde indifférent.
— Et les fers? demanda Mortati d'une voix outrée.
Le camerlingue ne répondit pas. Le cardinal ne pouvait pas savoir que le Vatican avait confisqué les instruments de torture des Illuminati plus d'un siècle auparavant. Ils avaient été mis sous clé, oubliés, couverts de poussière, dans la chambre forte pontificale – le reliquaire privé du pape –