Le garde suisse se tourna vers ses hôtes et leur adressa la parole pour la première fois.
— Les Archives se trouvent derrière cette porte. On m'a ordonné de vous accompagner jusqu'ici et de retourner au PC.
— Vous partez? demanda Vittoria.
— Les gardes suisses ne sont pas admis dans les Archives secrètes. Vous êtes ici parce que mon commandant a reçu l'ordre formel du camerlingue de vous laisser entrer.
— Mais comment allons-nous sortir?
— Sécurité monodirectionnelle. On ne peut plus simple, vous verrez.
La discussion s'arrêta là. Le garde tourna les talons et reprit le couloir en sens inverse.
Vittoria fit une remarque que Langdon n'entendit pas. Les yeux fixés sur la double porte, l'Américain se demandait quels mystères elle pouvait bien abriter.
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Il n'avait guère le temps, et il le savait. Pourtant le camerlingue Carlo Ventresca marchait lentement. Il avait besoin de ces quelques instants de solitude pour rassembler ses pensées avant de dire la prière d'ouverture du conclave. Il s'était passé tant de choses.. Alors qu'il traversait l'aile Nord du palais, solitaire et harassé, il sentait les défis des deux semaines écoulées peser de tout leur poids sur ses épaules.
Il avait suivi ses saintes obligations à la lettre.
Comme le voulait la tradition vaticane, après la mort du souverain pontife, le camerlingue avait personnellement confirmé le décès en plaçant ses doigts sur le cou du pape, au niveau de la carotide. Il avait cherché à entendre un éventuel souffle puis il avait proféré à trois reprises le nom du chef de l'Église. La loi excluait une autopsie. Après quoi, il avait apposé les sceaux sur la porte de la chambre pontificale, détruit l'anneau du pêcheur, brisé le sceau de plomb et préparé les obsèques. Enfin, il s'était occupé des préparatifs du conclave.
Le conclave, songea-t-il, le dernier obstacle. C'était l'une des plus vieilles traditions de la chrétienté. De nos jours, parce que l'on en connaissait d'ordinaire les résultats avant qu'il ait commencé, ce scrutin apparaissait comme un rituel obsolète, une parodie d'élection. Seulement, à un regard très superficiel, se dit le camerlingue. Le conclave n'était pas une élection. C'était un ancien mode de transfert du pouvoir. Un processus mystique.
Une tradition intemporelle. Le secret, les petits papiers pliés, le fait de brûler les bulletins de vote, le mélange des produits chimiques, les signaux de fumée...
En passant devant les loggias de Grégoire XIII, Carlo Ventresca se demanda si le cardinal Mortati commençait à paniquer. Le vieux prélat avait sûrement remarqué l'absence des quatre cardinaux. Et elle risquait fort de se prolonger toute la nuit. La désignation de Mortati avait été une bonne décision, songea le camerlingue. L'homme était un esprit libre qui laissait parler son cœur. Le conclave, ce soir plus que jamais, aurait besoin d'un véritable chef.
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En arrivant au sommet de l'escalier royal, Carlo Ventresca se dit qu'il ressemblait à un précipice qui pourrait bien l'engloutir avec tous ses projets. De ce point, il entendait le brouhaha monter de la chapelle Sixtine. L'écho des bavardages des cent soixante-cinq cardinaux - cent soixante et un, corrigea-t-il aussitôt.
Pendant un instant, le camerlingue se vit chuter, plonger en enfer, parmi les damnés hurlant, dans un abîme de flammes, sous un déluge de pierres et de sang vomis par le ciel.
Et puis, le silence.
Quand l'enfant s'éveilla, il était au paradis. Autour de lui, tout était blanc. La lumière était aveuglante et pure. Certains adultes ne se seraient pas privés de dire qu'un enfant de dix ans ne peut pas comprendre ce qu'est le paradis, mais le jeune Carlo Ventresca comprenait très bien le paradis. Il s'y trouvait à cet instant précis. De quel autre endroit pouvait-il s'agir? Carlo n'était sur terre que depuis une dizaine d'années mais il avait déjà senti la majesté de Dieu - le tonnerre des grandes orgues, les dômes surplombant les villes, les voix du chœur s'élevant dans l'église, les teintes bronze et or chatoyant sur les vitraux.
Maria, la mère de Carlo, l'emmenait à la messe chaque jour.
L'église était la maison de Carlo.
— Pourquoi venons-nous à la messe tous les jours? avait demandé un jour le petit garçon, sans la moindre nuance de reproche d'ailleurs.
— Parce que j'en ai fait la promesse à Dieu, avait répondu Maria. Et une promesse faite à Dieu est la plus importante de toutes.
Ne Lui manque jamais de parole, Carlo.
Le jeune enfant avait promis qu'il tiendrait toutes ses promesses à Dieu. Il aimait sa mère plus que tout au monde. Elle était son ange descendu du ciel. Parfois, il l'appelait Maria Benedetta, comme la Sainte Vierge, mais elle n'aimait pas du tout ça. Il s'agenouillait à côté d'elle quand elle priait, humant la délicieuse odeur maternelle et l'écoutant murmurer son rosaire.
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous pauvres pécheurs... maintenant comme à l'heure de notre mort.
— Où est mon père? avait demandé Carlo, qui savait que son père était mort avant sa naissance.
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— Maintenant, c'est Dieu ton père, répondait invariablement Maria. Tu es un enfant de l'Église.
Carlo ne résistait pas au plaisir de réentendre cette réponse.
— Chaque fois que tu te sentiras effrayé, lui disait-elle, souviens-toi qu'à présent Dieu est ton père. Il veillera sur toi et te protégera toute ta vie. Dieu a de grands projets pour toi, Carlo.
L'enfant savait que sa mère voyait juste. Il sentait déjà Dieu dans son cœur et ses veines.
Dans son sang.
Le sang tombant en pluie du ciel!
Silence. Puis, le paradis.
Son paradis, — Carlo l'avait appris quand on avait éteint ces lumières aveuglantes —, était en fait l'unité de soins intensifs de l'Hôpital Santa Clara, dans les faubourgs de Palerme. Carlo avait été le seul survivant d'un attentat terroriste qui avait détruit une chapelle où sa mère et lui, alors en vacances dans la région, assistaient à la messe. Trente-sept personnes étaient mortes, dont la mère de Carlo. Les journaux avaient trouvé une formule choc pour le petit survivant de l'attentat: « le Miracle de saint François. » En effet, juste avant l'explosion, Carlo, pour une raison inconnue, s'était éloigné de sa mère et s'était aventuré dans une alcôve pour regarder une tapisserie illustrant la vie de saint François.
Dieu m'a appelé là-bas, avait-il décidé alors. Il voulait me sauver.
À l'hôpital, Carlo souffrait atrocement, il délirait. Il revoyait encore sa mère, agenouillée sur son banc d'église, lui envoyant un baiser. Ensuite, il y avait eu un bruit de tonnerre et il avait vu sa chair qui sentait si bon déchiquetée de partout. Il avait encore le goût de la méchanceté humaine sur les lèvres, c'était celui du sang de sa mère. De Marie, la Sainte Vierge!
« Dieu veillera sur toi et te protégera toute ta vie », lui avait promis sa mère.
Mais où était Dieu en ce moment?
Et puis, comme pour donner raison à Maria, un homme d'Église était venu à l'hôpital. C'était un évêque, avait ensuite appris l'enfant. Il avait prié pour Carlo. Le miracle de saint François.
Après la guérison de l'enfant, l'évêque l'avait fait admettre dans le
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petit monastère jouxtant la cathédrale. Carlo avait vécu avec les moines qui lui avaient enseigné ce qu'il savait. Il était même devenu enfant de chœur pour son nouveau protecteur. L'évêque avait suggéré à Carlo d'entrer dans un lycée, mais l'enfant avait refusé. Il n'aurait pu être plus heureux ailleurs. À présent, il vivait vraiment dans la maison de Dieu.
Chaque soir, Carlo priait pour sa mère.