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— Il était en danger ?

— Ils lui avaient fait ces choses aux yeux, une semaine auparavant. Quand… Quand ils commençaient à mutiler les yeux sur les vivants, en général, dans les semaines qui suivaient, les patients concernés finissaient par disparaître. Le directeur disait qu’ils étaient sortis de La Colonia, qu’ils avaient retrouvé leur famille ou étaient partis dans d’autres centres, mais personne n’était dupe.

Son regard fit un tour d’horizon. Elle aperçut les lumières lointaines des projecteurs.

— J’ai… j’ai toujours espéré que Nando en réchapperait, ça faisait plus de vingt ans qu’il était dans l’hôpital, et ils l’avaient toujours laissé tranquille. Mais ça a été son tour, je n’ai pas supporté. Alors, trois jours après son… son opération aux yeux, je l’ai aidé à fuir. Au retour, on a emprunté ce chemin mais c’était plus compliqué dans ce sens-là, mes repères n’étaient plus bons. Je m’y suis perdue, j’ai failli y mourir mais j’ai réussi à retrouver la route…

Elle entrecoupait ses paroles de longs silences, écoutant les battements du cœur du marais.

— … Ensuite, j’ai récupéré une voiture que j’avais louée et cachée là où nous nous rendons maintenant. J’ai fait sept cents kilomètres jusqu’à Buenos Aires, je me suis dit qu’ils ne le retrouveraient jamais dans une si grande ville. Je l’ai abandonné devant un centre social, en priant pour qu’il vive et que quelqu’un finisse par découvrir la vérité. Je ne pouvais pas faire plus, c’était au-delà de mes forces. Et j’avais peur pour ma vie, pour celle des miens. On travaillait tous à La Colonia.

— Pourquoi on leur mutilait les yeux ?

— Personne ne sait vraiment. Une opération, des expériences ? Quand les patients étaient passés entre leurs mains, les yeux se dégradaient, s’asséchaient. Le directeur disait qu’ils avaient une maladie. Puis ces pauvres mutilés finissaient par disparaître pour toujours. On les jetait dans le marais. Les employés se mettaient des œillères, personne ne voulait y croire. Mais on savait tous. Et on n’a jamais rien dit.

Elle s’arrêta et lorgna l’horizon éclairé par le halo de lune.

— Regardez là-bas. Le gros tronc mort. Nous devons le rejoindre, puis, plus loin, il y aura un îlot en forme de tortue… L’arbre en V, le gros tronc mort, l’îlot en forme de tortue, c’est le chemin à suivre. Quand nous aurons atteint cet îlot, une route parallèle à celle qui passe par Torres nous attendra alors, à un quart d’heure de marche. Vous prendrez la voiture qui s’y trouve, les clés sont sur le contact. Vous me déposerez à quelques kilomètres, et je regagnerai Torres par les champs de l’autre côté, discrètement.

Florencia observa les palpitations lumineuses qui trouaient la nuit.

— Ils se rapprochent. Ces types chassent le caïman, ils ont un sixième sens pour traquer tout ce qui bouge. Le marais est plat, les sons se propagent facilement. Silence absolu. Suivez-moi au centimètre.

Ils s’engagèrent dans l’eau aussi silencieusement que possible, courbés pour échapper au balayage lumineux. Le marais s’était tu, pas un murmure. Jamais Sharko n’avait perçu un tel calme, une telle absence de bruit. Il suivit le sillage de cette femme à travers les ténèbres.

Ils atteignirent le gros tronc mort, sur lequel Florencia s’appuya pour récupérer. Sharko fit de même. Il avait l’impression que, à cause de l’eau, son genou avait doublé de volume. Les bateaux s’étaient de nouveau éloignés. La femme reprit la traversée. Elle avait déjà fait le chemin en sens inverse pour venir le chercher et paraissait exténuée. Sharko imagina à peine son calvaire lorsqu’elle avait sorti un homme aveugle et handicapé de La Colonia, affrontant ces eaux implacables.

— On a tous travaillé à La Colonia, reprit-elle à voix basse. Tout Torres. L’hôpital a été créé en 1915. Le directeur de l’époque a choisi un endroit isolé, verdoyant, sur une espèce de presqu’île cernée de marécages pour éviter les évasions. L’hôpital accueillait des handicapés lourds dont plus personne ne voulait… Depuis le début, les employés formaient un groupe, une unité. L’hôpital faisait partie d’eux, de leurs gènes. Les grands-pères, les pères, les fils de Torres y passaient leur vie. Dans les cuisines, la maintenance, les soins, l’intendance, ils en peuplaient chaque recoin…

Après un long silence, ils enchaînèrent avec une interminable marche dans l’eau, au ralenti, freinés par toutes sortes de plantes aquatiques.

— Alors, quand il se passait des choses, personne ne disait rien. Parce que l’économie de la ville, nos propres vies dépendaient entièrement de l’hôpital. C’était comme ça… Tous ont été les spectateurs muets de ce qui s’est passé à La Colonia depuis l’arrivée d’un nouveau directeur à la tête de l’établissement en 1977, nommé par le général Videla en personne. Alberto Sánchez… Un an après le début de la dictature…

Le spectre de la dictature réapparaissait.

— Quel âge avait ce Sánchez ? demanda Sharko.

— En 1977 ? Je ne sais pas. Une cinquantaine d’années ? Il doit être mort à présent. Ce type était fou, dangereux, intransigeant. Malgré les horreurs qu’il a commises dans cet hôpital, les langues sont restées liées. On était pris dans la machine, dans l’engrenage, avec la peur de perdre notre emploi, la crainte des représailles.

Sous la lumière de la lune, ses yeux exprimèrent du regret.

— On est tous fautifs par notre silence, voire la participation de certains. Quand l’hôpital a fermé à cause de… de l’acharnement de quelques courageux qui ont mis leur nez dans les affaires de La Colonia, et que Torres est mort, certains en sont devenus fous. Haineux. Et terrifiés à l’idée de se retrouver jugés, si la vérité venait finalement à éclater. Ce sont eux que vous avez eus en face de vous, dans l’hôpital. Ce sont eux qui ont contacté ceux qui vous poursuivent à présent. La mafia…

Ils étaient arrivés au gros tronc mort. Ils le contournèrent et se dirigèrent vers un îlot au dos bombé comme une carapace. L’endroit dans lequel ils évoluaient à présent était particulièrement dégagé, donc dangereux. Florencia avait mis un doigt sur ses lèvres et progressait courbée, au ras de l’eau, aussi agile qu’un rat musqué. Sharko l’imita. Ils étaient au milieu de l’eau quand les bruits de moteur s’amplifièrent. Des têtes lointaines apparurent. Des silhouettes de fusils se dessinaient sous la lune. Florencia accéléra la cadence, son visage se tordait dans l’effort.

Ils gagnèrent l’île en forme de tortue, y reprirent leur souffle et s’enfouirent dans les herbes, alors qu’un Zodiac passait et s’éloignait. Florencia tendit le bras devant elle.

— C’est là-bas, murmura-t-elle. On est presque arrivés, encore trois cents mètres avant les bois, puis la délivrance.

Sharko se massa le genou dans une grimace.

— Vous tenez le coup ? demanda Florencia.

Sa tête fit oui, mais son corps hurla non. Ils se replongèrent dans l’eau froide, les dents serrées, affrontèrent une nouvelle bande de terre molle mais pour quelques centaines de mètres seulement.

La berge n’était vraiment plus loin.

Soudain, un imposant oiseau noir prit son envol juste devant eux, poussant un cri grave comme celui d’un corbeau. Des branches craquèrent dans la foulée. Instantanément, un gros faisceau jaune opéra un balayage précis dans lequel ils furent piégés.

— Vite ! fit Florencia sans prendre garde de chuchoter.