— Je n’y arrive pas. Trop de choses dans ma tête. Toi, loin de moi. L’impossibilité de te joindre. (Elle s’éloigna un peu, pour que Nicolas ne l’entende pas.) Et puis je pense à elle, à Camille. Tout le temps. Si elle est encore en vie, elle est seule, elle ne peut compter que sur nous. Parce que personne d’autre n’ira à son secours.
— Et Lamordier ?
— On s’est tous fait remonter les bretelles, il ne veut rien entendre. On ne peut même pas prévenir les parents de Camille, on doit… faire comme si elle n’existait pas.
— Pour nous, elle existe. C’est le plus important.
Sharko se figea soudain face à la vitrine. Poussée subite d’adrénaline. Une vieille Ford Mustang crème passait au ralenti, carreaux ouverts. Le moteur grondait dans la petite rue sans vie.
Sharko reconnut l’une des sales gueules qui l’avaient traqué dans le marais.
Il bascula contre une rangée de vêtements.
La voiture se rangea juste en face. Claquement de portières. Deux hommes en sortirent, lorgnèrent les alentours et entrèrent dans l’hôtel. Sharko se réfugia prudemment dans le fond de la boutique.
— Je te laisse, Lucie. On se rappelle très vite. Je t’aime.
Il raccrocha sans attendre de réponse, effaça en catastrophe le numéro qu’il venait d’appeler dans le journal du téléphone et rendit le portable à son propriétaire. Puis il s’avança vers la vitrine, sous l’œil curieux du vendeur.
Impossible de fuir maintenant, les hommes ressortaient déjà.
Merde !
Ils s’appuyèrent sur le capot de la voiture en discutant. L’un d’entre eux alluma une cigarette et tira une large bouffée. Il désigna soudain le magasin d’un mouvement de menton.
Sharko se glissa derrière un étal de pantalons d’un mouvement brusque.
Foudroiement dans le genou. Grimace de douleur. Il se traîna sous une table sur laquelle pendaient des robes, posant un index sur ses lèvres à l’attention du vendeur, qui le fixait d’un air halluciné.
Si ce dernier ne jouait pas le jeu, il était mort. Sharko se sentait incapable de se défendre avec sa jambe foutue.
Petit bruit de cloche. Raclement de fer sur le carrelage. Sharko vit passer, juste devant son nez, deux paires de santiag en peau de crocodile. Ou de caïman. Une voix grave prononça quelques mots en espagnol. Une question… Des paroles échangées. Des secondes interminables où Sharko retint son souffle, empêchant jusqu’à sa sueur de perler.
Les pointes de santiag changèrent finalement de direction. Puis retentit le son de cloche libérateur.
Les robes finirent par se soulever, quelques secondes plus tard.
C’était le vendeur, qui le gratifia d’un simple : « This is OK… »
Sharko se releva avec difficulté et jeta un œil dans la rue. La Ford Mustang s’éloignait, toujours au ralenti, et bifurqua dans une rue perpendiculaire. Le flic remercia sincèrement le vendeur et lui tendit un autre billet.
Puis il sortit du magasin, boitilla dans l’ombre du trottoir, aux aguets.
Il regagna sa voiture en toute hâte et, le doigt tremblant, entra la destination d’Arequito dans le GPS.
70
Alban Couture vint ouvrir à Lucie et Nicolas, engoncé dans une blouse blanche tachée de fluide translucide, sans doute du formol. Il avait les yeux injectés de sang et en profita pour respirer un grand bol d’air.
— Vous avez pu mettre la main sur Camille Pradier ? demanda-t-il d’emblée.
— Il est mort suite à un accident de la route, répliqua Bellanger.
Couture se figea sous le choc de l’annonce. Il lui fallut de longues secondes avant qu’il recouvre ses esprits et son professionnalisme.
— Je… J’en ai découvert une autre en plus de celle d’hier, fit-il d’une voix grave. Encore une femme, elle reposait tout au fond de la cuve numéro 2. Tatouée à l’arrière du crâne, elle aussi. Et plutôt jeune. Je dirais une vingtaine d’années.
Lucie et Bellanger échangèrent un regard. Ils le suivirent en silence. Couture se tenait le front, encore ébranlé par le brusque décès de son collaborateur.
— J’ai regardé sur le fichier Excel disponible sur le réseau informatique du laboratoire, poursuivit-il. On a actuellement soixante-sept corps complets dans les cuves, et seuls soixante-cinq sont enregistrés. Deux corps sont donc entrés illégalement dans le laboratoire.
Il s’arrêta au milieu de la salle de dissection, entre toutes les tables alignées, et regarda ses deux accompagnateurs d’un air grave.
— Vous aviez raison. Camille se livrait à un bien sinistre trafic, et cela ne pouvait se faire que la nuit. Les deux corps féminins ont été… écorchés au dermatome à l’arrière des cuisses, du dos et des bras. Il prélevait leur peau. Ils ont aussi été violés. C’est post mortem, ça ne fait aucun doute.
Lucie serra les deux poings.
— Une saloperie de nécrophile, lâcha-t-elle.
— Plus que ça, ajouta Bellanger. Bien plus que ça.
— C’est pour cette raison qu’il a gardé certaines de ces filles au lieu de s’en débarrasser, ajouta Lucie. Des objets à fantasmes. Des trophées. Il ne pouvait s’empêcher de les posséder.
— Vous ne m’avez pas dit si vous aviez saisi précisément le sens des tatouages, fit le médecin.
— On pense que les lettres, B ou AB, sont des groupes sanguins. Pour le reste, on l’ignore encore.
— J’ai la quasi-certitude qu’il s’agit de typages HLA sérologiques.
Nicolas Bellanger fronça les sourcils.
— Vous pouvez être plus clair ?
— Venez. Vous allez vite comprendre.
Il les emmena dans la pièce juste en dessous, là où Pradier découpait d’ordinaire ses cadavres. Une masse blanchâtre reposait sur la table en acier : une femme, jeune, crâne rasé, positionnée de dos, avait été sortie de la cuve et remontée par l’ascenseur. Pelée presque intégralement.
Lucie et Bellanger se regardèrent. Le capitaine de police sortit son petit carnet et se rendit à la liste de tatouages qu’il avait notés. Ses sourcils se froncèrent.
— Elle n’y est pas.
Lucie n’y croyait pas. Elle lui prit le carnet des mains et chercha en vain. Couture tendit un petit papier à Bellanger.
— C’est le tatouage de l’autre cadavre, je l’ai noté.
Nouveau coup d’œil au carnet.
— Elle non plus… Il n’y en a pas d’autres ? Vous êtes certain ?
Alban Couture acquiesça.
— J’ai tout vérifié, cadavre après cadavre.
Après avoir enfilé une nouvelle paire de gants en latex, il retourna le corps. Le bassin était barré d’une grosse cicatrice verticale, recousu avec du fil chirurgical noir. Le visage était presque jaune. Les paupières boursouflées semblaient affaissées.
— Je l’ai remontée de la cuve numéro 2, précisa le médecin. Les deux corps présentaient exactement les mêmes caractéristiques : une grosse entaille dans l’abdomen, recousue grossièrement. Énucléés tous les deux. J’ai déjà ouvert l’autre cadavre. Mais je voulais que vous constatiez par vous-mêmes concernant ce corps-là. Je suis quasiment sûr qu’il présentera les mêmes caractéristiques. (Le médecin s’empara d’un scalpel.) Excusez-moi…
Les policiers se reculèrent.
Alban Couture fit sauter le fil chirurgical d’un coup de lame précis.
— Vous avez déjà tous assisté à des autopsies, je présume ?
Les flics acquiescèrent.
— Alors, vous allez vite comprendre ce qui cloche.
Alban Couture écarta les pans de chair jaunâtre, flasques.
Lucie écarquilla les yeux.