Bellanger ne réagissait plus. Lucie s’accroupit devant lui et tenta de le rassurer comme elle pouvait :
— Dans tous les cas, on a bien cerné leur mode de fonctionnement, on a pénétré leur système. Loiseau remettait les filles à Charon dans des endroits presque différents chaque fois, parce qu’il était prudent. Charon les emportait encore en vie — c’est nécessaire pour le prélèvement — et volait les organes, assisté par Camille Pradier, qui récupérait ensuite les dépouilles et les détruisait. Enfin, était censé les détruire… Ils commettent tous des erreurs, ils ont tous des faiblesses. Celle de Pradier, c’est la force de ses fantasmes. Il a fallu qu’il garde certains corps au lieu de s’en débarrasser, qu’il photographie ses exploits et s’en vante auprès de Loiseau. Sans ça, nous ne l’aurions jamais retrouvé.
— Et qu’il les charcute pour fabriquer ses putains d’objets qu’il gardait dans sa cave, ajouta Bellanger. Un vrai malade…
— Leur système est rodé, ils sont difficilement traçables, mais on est à leur cul, Nicolas. Le profil de Charon s’affine, on connaît beaucoup de choses sur lui. Reste à savoir où il se cache, mais Franck est sur ses traces, il remonte son passé. Charon n’est plus un fantôme ni une silhouette de sang sur les murs d’un abattoir. Il a un visage, des faiblesses, lui aussi. On progresse, on va finir par l’avoir. Il faut garder confiance.
Bellanger leva des yeux furieux.
— Elle est morte, Lucie !
— Non. On doit y…
— T’as vu ce que cette bête sauvage a fait ? Il viole des morts ! Il les découpe, les conserve, les recycle ! Comment tu peux croire une seule seconde qu’elle est encore en vie ? Il l’a violée et il l’a larguée dans un bois, voilà ce qu’il en a fait. Qu’on arrête de se mentir.
71
L’ambiance, dans l’open space, était électrique lorsque Lucie et Nicolas arrivèrent.
Levallois était assis à son bureau, mais Robillard allait et venait, le téléphone collé à l’oreille, l’air grave. Lucie s’installa à sa place, et Nicolas fit un point sur leurs découvertes toutes fraîches quand le lieutenant aux muscles saillants raccrocha. Le capitaine de police parla évidemment du trafic d’organes présumé.
Robillard, qui était retourné s’asseoir, hocha le menton vers l’écran de son ordinateur.
— C’était justement là-dessus qu’enquêtait Mickaël Florès en Albanie et au Kosovo. Il n’y a plus aucun doute.
— Explique, somma Nicolas.
— Je viens de discuter avec un spécialiste. Un commandant qui a bossé pour le groupement des opérations extérieures de la gendarmerie. Il a fait partie de ceux qui ont été chargés de l’enquête diligentée en Albanie afin d’identifier les victimes des crimes de guerre.
— Et ?
— Il y aurait eu, en Albanie et au Kosovo, un trafic d’organes international entre 1999 et 2000, impliquant une ferme située à Rripe, qu’on appelle la Maison jaune.
— Rripe… Là où s’est rendu Florès à la fin 2009.
— Exactement. Le trafic d’organes aurait commencé avec les enlèvements de civils serbes et albanais au Kosovo durant les bombardements de l’OTAN en 1999 et pendant les mois qui ont suivi. On les aurait transférés dans des centres clandestins de détention dans le nord de l’Albanie et on aurait prélevé leurs organes vitaux pour alimenter un réseau international. Des receveurs d’organes allemands, israéliens, canadiens et même polonais auraient payé jusqu’à cent mille euros pour la greffe d’un rein.
— Tu parles au conditionnel ?
— C’est un conditionnel dirons-nous… de prudence. A priori, le dossier est encore en cours et extrêmement complexe, il met en accusation rien moins que le ministre de la Santé du Kosovo, le Premier ministre, de très hauts fonctionnaires, des groupes militaires et divers chirurgiens. C’est à la justice de l’Union européenne de faire son travail.
Nicolas saisit la balle au bond :
— Des chirurgiens, tu dis ? Qui ?
— Je vais y venir, laisse-moi juste finir. La Maison jaune est une ferme sordide où auraient eu lieu une partie des prélèvements d’organes. Une maison qui a toujours été habitée par le même couple, des gens à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, et qui ont pourtant laissé ces horreurs se perpétrer entre leurs murs. Le commandant de gendarmerie que j’ai eu en ligne était sur place en 2004, missionné par l’ONU, quand les pulvérisations de Luminol ont montré la présence d’innombrables traces de sang près d’une table dans la pièce principale. Les militaires français n’étaient là qu’en observateurs, malheureusement, c’est un enquêteur albanais qui a rédigé le rapport. Le parquet du pays n’a donné aucune suite à cette visite. Les prélèvements matériels effectués sur place ont mystérieusement disparu. La Maison jaune a été repeinte en blanc, depuis, comme une façon de dire : « Allez tous vous faire foutre »…
Robillard laissa quelques secondes s’écouler, sondant ses collègues, avant de poursuivre :
— D’après divers rapports, il a été formellement établi que, en 1999, l’armée de libération du Kosovo, l’UCK, disposait d’au moins six centres de détention dans le nord de l’Albanie, où étaient emprisonnés des Serbes, surtout des civils originaires du Kosovo, mais aussi des Albanais considérés comme traîtres. La plupart de ces détenus n’ont jamais réapparu après leur libération. Dans plusieurs de ces centres, les prisonniers subissaient des examens médicaux, des prélèvements sanguins qui servaient à définir leur compatibilité HLA… Certains d’entre eux, surtout des jeunes Serbes, étaient soignés, bien nourris, puis finissaient dans la Maison jaune ou dans une autre maison à Fushë-Krujë, près de Tirana, où avait été installée une clinique sommaire pour le prélèvement. Les prisonniers étaient alors exécutés d’une balle en pleine tête avant d’être opérés pour qu’un ou plusieurs de leurs organes leur soient prélevés. Ces organes, en général des reins ou des cornées pour leur excellente qualité de conservation et leur forte demande sur le marché, étaient ensuite transportés jusqu’à l’aéroport d’où ils étaient expédiés, contre paiement, dans des cliniques à l’étranger.
Ses propos laissèrent les autres flics sans voix. C’était une machinerie monstrueuse qui semblait s’être mise en place dans ces pays de l’Est, à l’aube de l’an 2000, et qui se répétait en France aujourd’hui, de toute évidence.
— Les points communs avec notre affaire sont flagrants, souligna finalement Nicolas, et le schéma est similaire. Ces filles que Loiseau a soignées, bien nourries… Les prélèvements sanguins, les analyses HLA… Les sommes fournies à Dragomir, venant probablement de receveurs qui versaient beaucoup plus d’argent…
— On est dans le même schéma, oui, mais amélioré, fit remarquer Robillard. Petite échelle donc plus discret, filles inconnues au bataillon, et, au lieu de balancer les corps dans les charniers, on les fait simplement brûler dans un crématorium. Plus aucune trace… Bref, tout cela nous amène aux fameux chirurgiens impliqués dans le trafic en Albanie. La plupart d’entre eux étaient en rapport avec la clinique Medicus, une clinique privée basée à Pristina, qui a été fermée par les autorités en 2008 après de forts soupçons de transplantations illégales d’organes.
— Pristina… Florès est aussi allé là-bas.
— Exactement. Si les monstruosités de la Maison jaune et celles de Fushë-Krujë se sont terminées peu de temps après le conflit armé, les trafics d’organes, eux, se sont poursuivis sous une autre forme jusqu’en 2008. EULEX, la mission de l’union européenne de police et de justice qui a œuvré sur place après l’ONU, a découvert que cette clinique Medicus pratiquait des greffes de reins clandestines. On ne tue plus, on ne vole plus les organes, mais on fait venir de pauvres gens de Turquie ou d’ex-URSS, on leur donne un peu d’argent pour qu’ils cèdent un rein à de riches patients originaires des États-Unis, d’Europe occidentale, d’Israël ou de pays arabes, et on les renvoie chez eux, plutôt mal en point. Bref, le système est différent, mais la finalité est la même : ceux qui ont le pouvoir et l’argent sont des prédateurs et ils font tout pour survivre, au détriment d’autres vies…