— J’ai l’impression qu’un des secrets de la famille Florès se cache dans cette grossesse. C’est ma partie de l’enquête, je vous demande de me la laisser. En route, j’ai réservé un vol pour Barcelone, l’avion décolle demain à 13 heures. Évidemment, je vous tiendrai au courant de toutes mes découvertes.
Sharko voyait à quel point Lucie dévorait des yeux Camille. Les deux femmes n’avaient rien en commun du point de vue physique, mais il reconnaissait sa compagne dans l’acharnement dont faisait preuve la jeune gendarme. Les gens du Nord portaient sans doute le lourd héritage de leurs ancêtres, ce peuple de forçats qui arrachait le charbon du fond des mines et laminait l’acier.
Bellanger, de son côté, réfléchissait. Il n’avait pas envie de jouer les fortes têtes et ne pouvait se permettre de se passer d’un renfort supplémentaire.
— Ça doit être jouable.
Camille hocha la tête, puis montra les deux photos sur Loiseau qu’elle avait « empruntées » sur le mur, consciente que, désormais, ces flics pouvaient lui poser de graves problèmes. Mais elle sentait qu’elle pouvait leur faire confiance.
— Bon… Ce n’est pas tout, poursuivit la jeune gendarme. Tant qu’on en est aux révélations…
Elle raconta ses découvertes sur Dragomir Nikolic, chef du réseau de cambrioleuses. Sa visite là-bas, les confessions du Serbe… Chacun l’écoutait avec attention, surpris, déboussolé par ce récit improbable d’une greffée qui portait le cœur d’un flic meurtrier. Une jeune femme qui avait accompli, seule, le boulot de dix policiers, outrepassant toutes les règles. Difficile d’imaginer la douleur de cette inconnue qui vivait avec une parcelle de ténèbres en elle. Difficile également de ne pas éprouver de la compassion pour celle qui resterait à jamais hantée par un monstre défunt.
Camille sentait que son auditoire était touché, peut-être parce qu’elle était vraie, sincère, et qu’elle ne cherchait, en définitive, que la vérité. Le capitaine de police ne la lâchait pas des yeux, comme s’il l’encourageait, la soutenait.
Leur rencontre avait été si explosive !
Psychologiquement violente.
Elle conclut avec sa visite chez Guy Broca. La seule chose dont elle n’avait pas parlé, c’était son espérance de vie, le cœur qui devenait pierre, ses crises violentes qui la mettaient au sol. Elle voulait paraître forte, combative, prouver qu’elle était compétente et en pleine possession de ses moyens.
Il le fallait pour poursuivre.
Lucie ne détachait plus ses yeux de Camille. La gendarme était une vraie tête brûlée, acharnée, prête à tout et durement frappée par le destin. Un destin qui l’avait amenée ici justement, entre ces murs anonymes d’un petit appartement de la banlieue parisienne. Lucie se dit qu’il n’y avait sans doute pas de hasard. Que certaines destinées, dans ce bas monde, étaient faites pour se rencontrer.
— Je suis consciente que, avec ce que je vous ai raconté, avec ce que j’ai « emprunté » chez Mickaël Florès, je risque de sérieux problèmes, ajouta Camille. Agression, vol sur ancienne scène de crime, intrusion, j’en passe. Mais ce que je vis, cette quête que je poursuis, ça défie toute logique. Plus rien ne compte à part ça. Plus rien…
Son regard se perdit dans le vague. Épuisée, elle plongea les lèvres dans son verre. Nicolas Bellanger mit également du temps avant de reprendre la parole, soufflé par son récit. Sa nuit et sa journée avaient été interminables, le Guronsan lui tapait sur le système, et tout se mélangeait dans sa tête.
— Bon… On va éviter de parler de ces photos de Daniel Loiseau, elles n’existent pas. Elles n’ont jamais existé. Tout le monde est OK ?
Sharko, Lucie et Bellanger se mirent d’accord d’un regard. Le capitaine de police avait besoin d’une équipe soudée. Et elle l’était. Les flics étaient une famille. Sa seule famille, aujourd’hui.
Il se sentit en confiance et poursuivit :
— Très bien. Pour le cercueil avec l’album et l’enveloppe… on va s’arranger pour les trouver nous-mêmes, dès demain, en racontant qu’on voulait jeter un œil au domicile de Florès, et que cette histoire de toiture nous a menés au grenier… Je vous laisse le voyage en Espagne, mais ce n’est pas impossible que l’un d’entre nous mette les pieds là-bas pour « officialiser » vos découvertes, si vous en faites. Autrement dit, pour être très clair, on se les appropriera. Je suis désolé, mais c’est nécessaire pour avoir un dossier judiciaire clean. C’est la seule façon de fonctionner.
— C’est normal, répliqua Camille. Je ne cherche aucune gloire personnelle, je n’y vois donc pas d’inconvénients.
— Parfait. On va se charger de l’analyse du squelette, je le fais partir pour l’anthropo dès demain.
Elle approuva d’un mouvement de tête.
— Quant à Nikolic, il est sûrement entre les mains des collègues de Reims, continua Bellanger. Un sacré cadeau pour eux, faire tomber un tel réseau. Je mettrais ma main à couper qu’ils vont tirer toute la couverture à eux, surtout auprès de la presse. Ils n’auront aucune difficulté à oublier « la grande et belle inconnue », venue de nulle part, qui leur a livré ce truand sur un plateau.
Il avait prononcé ces mots sur un ton détaché, peut-être pour cacher son trouble. Camille lui répondit avec un sourire timide.
— Encore une fois merci, fit-elle simplement.
— On a tous franchi les barrières à un moment donné… dit Bellanger.
Sharko se racla la gorge. Lui ne les avait pas juste franchies à certains moments de sa carrière, il les avait défoncées.
— Ça fait partie du job, et c’est ce qui crée aussi les rencontres improbables.
Sur ces mots, le capitaine de police défit les élastiques de sa pochette.
— À nous, maintenant. On expose tout ce qu’on a côté Loiseau, et on fera un bilan après, tous ensemble, pour la partie Florès. J’ai le sentiment que des liens vont se tisser grâce à nos deux enquêtes, et qu’on va avancer. Mais avant, pause clope, même si je suis le seul à fumer.
40
Après sa cigarette, Nicolas reprit leur histoire depuis le début, de la découverte dans la carrière à Saint-Léger-aux-Bois, jusqu’à leur remontée vers Daniel Loiseau. Lucie notait, mémorisait, son visage passait de l’excitation au dégoût. Les photos circulaient : le message dans la carrière, celui dans la maison abandonnée en forêt d’Halatte, les tableaux de Rembrandt…
Franck exposa à son tour le bilan de son séjour dans l’Ouest, sa rencontre avec Foulon, puis avec Lesly Beccaro. Il parla des forums de murderabilia, des accès privés, de ce lieu interdit appelé Styx, caché quelque part sous une boîte SM parisienne. Une piste très sérieuse, qu’il allait falloir évidemment exploiter.
Camille buvait ses paroles, sombrant chaque minute un peu plus dans l’horreur. Lucie remarquait à quel point la gendarme du Nord posait sa main à plat sur sa poitrine ou sur sa gorge au niveau de la carotide, sans s’en rendre compte, d’un geste naturel, coutumier. Comme si elle traquait chaque battement de cœur. Elle donnait presque l’impression de les compter.
De son côté, Nicolas Bellanger notait des mots, les entourait sur des feuilles blanches. Les quatre cerveaux carburaient de concert, analysaient, tiraient les fils. Le chef de groupe canalisa les questions qui fusaient et décida qu’il était temps de faire une synthèse, de définir les objectifs et de lever les interrogations.
— Premier fil à tirer : l’histoire des douze filles. Au regard de nos avancées, on peut dire qu’on possède le début et la fin de la chaîne.
Il posa, côte à côte, deux photos : celle fournie par Camille, montrant une cambrioleuse en train de pénétrer dans une maison. Et la seconde, trouvée en pièce jointe dans un mail envoyé à Daniel Loiseau par « CP » : la tête coupée, rasée, posée sur une table en acier.