— Ensuite, je ne veux plus vous voir au 36. Vous disparaissez, vous vous envolez pour l’Espagne, vous nous communiquez vos découvertes en tant réel. Si ça contribue à faire avancer l’enquête, on officialise en débarquant avec nos gros sabots et en prenant l’affaire en main.
— OK.
— Entre-temps, on va récupérer des infos auprès de Lesly Beccaro pour ces histoires de forums et de murderabilia. Je mettrai également en place une stratégie pour la soirée de dimanche. On va faire des recherches sur ce club SM, voir où on peut planquer. On n’impliquera pas mes deux autres lieutenants, Robillard et Levallois. Je vais tout de même les mettre au courant de notre réunion de ce soir mais, moins ils en sauront, mieux ce sera. Il est préférable de rester en comité restreint. C’est uniquement entre vous, Lucie, Franck et moi. On ne peut pas vous épauler officiellement, mais on le fera officieusement. On sera à vos côtés, n’ayez crainte.
— C’est sympa. Vous allez me faire regretter de ne pas avoir choisi la police plutôt que la gendarmerie.
Bellanger afficha un sourire comme il n’en avait pas eu depuis des lustres.
— Il est toujours temps de changer. Une seconde femme dans mon équipe, ce serait bien. J’ai toujours été pour la parité.
— Je vais y réfléchir.
De nouveau, leurs regards s’accrochèrent longtemps. Troublé, Bellanger finit par la saluer, puis retourna dans le salon pour prendre congé. Camille le fixait discrètement, puis observa le ciel, à la recherche d’une étoile filante. C’était son père qui lui avait expliqué ce qu’étaient les Perséides. Elle se rappela les soirs où ils étaient, tous les deux, assis dans leur jardin, à contempler la voûte céleste. Il lui expliquait les constellations, lui prêtait aussi — sans doute la seule fois dans l’année — sa paire de jumelles Bushnell.
Les jumelles… Les yeux…
Soudain, elle se précipita dans le séjour, alors que Nicolas se dirigeait vers la porte.
— J’ai compris ! s’écria-t-elle.
Tous la regardèrent d’un air interloqué. Même les bébés détournèrent la tête.
— El Bendito, j’ai compris, reprit-elle d’une voix plus posée.
— Qu’est-ce que vous avez compris ? demanda Nicolas, revenant dans le salon.
Camille s’approcha.
— Ce qui intéressait Florès, c’étaient les regards. Vous pouvez retourner dans son laboratoire, jamais vous ne trouverez le portrait d’un individu dont on ne distingue pas les yeux. Florès était astucieux, perfectionniste, il aimait faire réfléchir les observateurs de son travail. Les faire pénétrer dans son univers. (Elle tendit la main vers Nicolas.) Vous partiez, j’en suis désolée, mais… vous pourriez me ressortir le cliché de l’Argentin ?
Bellanger acquiesça. Il fouilla dans sa pochette et lui tendit la photo : El Bendito, mimant le geste de tenir des jumelles invisibles. Camille vérifia sa théorie et afficha un petit sourire.
— C’est bien ça.
— Ne dites rien et faites voir, fit Lucie qui voulait relever le défi.
Elle glissa Jules dans les bras de Sharko et se focalisa sur le portrait de l’Argentin. La peau tannée par le soleil, les sourcils en accent circonflexe. Cette bouche un peu ouverte en diagonale. Ses mains placées devant les yeux, façon jumelles.
Lucie haussa les épaules.
— Il n’a pas capté son regard, cette fois, mais… je ne comprends pas ce que ça implique…
— Au contraire, il a mis en lumière son regard, corrigea Camille. Son regard, ce sont ses mains.
— J’ai sans doute bu un peu trop de vin, répliqua Lucie, mais… je ne comprends pas.
— Je pense qu’il est aveugle.
Le flic était sans voix. Camille pointa l’ordinateur de l’index.
— Je peux ?
Sharko acquiesça :
— C’est allumé.
— On peut essayer de trouver les établissements pour aveugles…
Camille ouvrit un navigateur et lança une recherche, tapant les mots clés adéquats, en espagnol. Buenos Aires, Boedo, ciegos, asociación, fundación… Elle fit le tri dans les réponses et cliqua sur un lien.
— Il n’y en a qu’un sur Buenos Aires : c’est l’Apanovi, une association d’aide aux aveugles. Située le long de l’avenue Boedo. Au numéro 1170, plus précisément. (Elle se tourna vers Bellanger.) Mickaël Florès est bien descendu dans un hôtel de ce quartier ?
Le capitaine consulta ses feuillets et acquiesça.
— Hôtel… La Menesunda. 742, avenue Boedo.
Camille se redressa, satisfaite, et leva son verre.
— On dirait qu’on a retrouvé notre Bendito… Et maintenant, si vous permettez… Je vais finir mon verre de vin et je me mettrai en route.
Elle retourna sur la terrasse. Les trois flics échangèrent des regards muets, surpris, et des sourires. Leurs yeux parlaient pour eux : cette fille était incroyable.
— Tu nous as caché que tu avais une petite sœur, plaisanta Bellanger en fixant Lucie.
— Je l’ignorais moi-même, répliqua-t-elle sans plus lâcher la photo des yeux.
Lucie se demandait encore comment elle avait pu passer à côté de ce détail. Cinq minutes plus tard, Nicolas marchait dans le carré de verdure devant la résidence. Il ne put s’empêcher de se tourner vers la façade de l’immeuble.
Il voulait la revoir une dernière fois.
Elle était toujours là, au balcon, à l’observer.
Il lui adressa un petit signe de la main, auquel elle répondit.
Une fois dans sa voiture, il resta sur place, immobile, secoué. Il aurait pu s’abattre une pluie de grenouilles sur son pare-brise qu’il n’aurait pas été davantage surpris que par ce qui venait de se produire depuis leur rencontre devant l’aiguille à Étretat.
Il avait flashé sur elle, c’était le mot.
Dès le premier échange de regards, dès ses premières paroles.
Comme si sa vie n’était pas suffisamment compliquée.
42
Samedi 18 août 2012
Franck était resté à l’appartement avec les jumeaux, tandis que Lucie était partie chercher sa mère à la gare du Nord en RER, très tôt ce matin-là.
Marie Henebelle apparut parmi la foule qui descendait du train, avec ses cheveux teints en blond platine, ses chaussures à talons et deux valises à roulettes, l’une bleue et l’autre aux motifs floraux. À soixante et un ans, c’était une femme qui faisait encore chavirer certains passants. Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement. Elles s’appelaient souvent mais ne s’étaient pas revues depuis un bon mois. Marie toisa sa fille de la tête aux pieds.
— Tu es superbe, dit-elle.
— Merci maman. Toi aussi.
Elles prirent le RER, et Marie passa rapidement à l’attaque.
— Je suis vraiment heureuse de pouvoir m’occuper de Jules et d’Adrien. Mais tu sais bien que j’aurais aimé les revoir dans d’autres circonstances. Que tu reprennes ton fichu job, et plus tôt que prévu en plus, ça ne me réjouit pas vraiment.
— J’ai déjà Franck sur le dos, maman… Si on pouvait éviter de remettre le sujet sur la table.
Le visage de Marie s’assombrit.
— Les blessures du passé sont encore fraîches, Lucie. C’est important d’en parler, tu ne crois pas ?
— J’y ai bien réfléchi. C’est en bossant que je me sens le mieux. Aujourd’hui, je veux juste trouver l’équilibre entre ma vie familiale et professionnelle. Laisse-moi le temps de m’organiser, et tout ira bien.