Trois paires d’yeux inquisiteurs étaient tournées vers lui.
— L’étude ADN sur un squelette, et sa comparaison avec l’ADN de Mickaël Florès et du père va prendre un peu plus de temps, mais j’ai mis la pression, on l’aura peut-être lundi, au pire mardi. L’étude squelettique dans le néonatal est un peu plus compliquée que pour les adultes, d’après le spécialiste. C’est très technique, basé sur des courbes, des calculs, il y a des histoires d’os solidifiés ou pas. On étudie surtout le crâne, on mesure les os, on regarde la dentition. Pour le sexe, c’est en rapport avec le diamètre pelvien. Aussi, à ce stade, l’expert pense qu’il s’agit d’un individu de sexe masculin, sans être formel à cent pour cent. Âge estimé à moins d’un mois de vie. Mais le bébé pourrait avoir une semaine comme trois, ça dépend de sa taille à la naissance, de la durée de gestation, bref d’un tas de paramètres. On pense qu’il s’est intégralement décomposé dans la caisse où on l’a trouvé.
— On sait depuis quand il y était enfermé ? demanda Lucie.
— Toujours difficile à estimer. Si le cadavre est resté dans cet environnement hermétique, il faut au moins un ou deux ans pour parvenir à cet état. Les os étaient propres, dépourvus de toute matière musculaire ou de tendons. Ça dépend surtout de l’environnement, des insectes, de la profondeur d’enfouissement… Mais vu l’état de dégradation du cercueil et l’absence complète de matière organique autre que les os, le spécialiste pense plutôt à plusieurs années. Au moins une dizaine.
— Donc ça n’exclut pas le fait qu’il puisse être le fils de Mickaël Florès.
— Non. Un dernier point concernant ce corps, et certainement le plus important : l’anthropologue a tout de suite remarqué des lésions traumatiques importantes sur le crâne du bébé. D’après lui, elles viennent d’un choc qu’il aurait pu recevoir après sa naissance. Il pense à une chute, un coup qui lui a été fatal.
Ils se réfugièrent dans le silence, avec le sentiment qu’il y avait forcément un fil directeur derrière toute cette histoire. Franck Sharko voyait le père et le fils Florès, assassinés. Et désormais, ce petit être anonyme, mort d’un coup sur la tête peu de temps après sa naissance. Le fils de Mickaël ? Cherchait-on à anéantir toute une lignée ? Quel était le lien avec Maria Lopez et son ventre rond ?
Pascal Robillard se leva et sortit de l’open space avec une envie pressante. À cause des protéines et du lait qu’il ingurgitait pour ses séances de musculation, il passait sa vie aux toilettes.
Quand il fut sorti, Nicolas Bellanger regarda de nouveau l’heure.
— Camille va arriver d’un instant à l’autre. Je vais m’occuper de sa déposition rapidement, avant son départ pour l’Espagne.
Sharko jeta un œil en direction de Lucie et eut un bref sourire.
— Camille ?
— Comment tu veux que je l’appelle ? Géant vert ?
— Bleu, plutôt. C’est pas toi qui t’occupes de ce genre de paperasse, d’ordinaire.
— Là, si. Ensuite, j’irai la déposer à Anthony, elle prendra l’Orlyval pour l’aéroport. En voiture, ce ne sera pas praticable. Vous vous croiserez peut-être.
L’œil de Sharko brilla.
— Elle a droit à une sacrée attention, j’ai jamais eu ce privilège de me faire accompagner, moi.
Sourire de Bellanger.
— Ça va…
— Avec Lucie, on a remarqué à quel point c’était violent. Je n’ai jamais compris ces choses-là. Merde, c’est tellement mystérieux.
Nicolas précipita sa clope à sa bouche pour éviter de répondre.
— Si ça peut marcher, pourquoi pas ? fit Sharko. Lucie et moi, on s’est bien connus à cause de… Enfin bref.
Il se leva et frotta ses mains l’une contre l’autre.
— C’est pas tout ça, mais j’ai bientôt un avion à prendre. Et ça va aller, merci, je vais me débrouiller.
Il emmena Lucie à l’écart. Ils parlèrent à voix basse.
— Je file à l’appartement faire ma valise et je me mets en route. Ça va bien se passer, avec Jules et Adrien ?
— À ton avis ? Deux mères poules pour s’occuper d’eux, ils vont être aux anges. Surtout, tu fais bien attention là-bas, d’accord ? N’oublie pas qu’on t’attend à la maison, tous les trois.
— C’est une promenade de santé. J’atterris, je récupère les infos et je reviens. Je ne sentirai même pas le décalage horaire.
— Appelle dès que tu arrives.
Lucie jeta un œil vers Nicolas, qui leur tournait le dos et observait la rue par la fenêtre.
— Dis, t’as vu le boss ? On dirait qu’il se passe quelque chose avec la Miss cent mille volts du Nord.
Sharko approuva.
— Il fallait bien que ça finisse par lui tomber dessus à lui aussi, un jour ou l’autre.
43
La magie de la science, de la technologie, des nouveaux moyens de communication. Après avoir fait sa déposition, Camille avait quitté le Quai des Orfèvres à 11 h 30, et elle venait de se faire déposer en taxi en périphérie de Mataró, Espagne, à tout juste 15 heures, avec quelques changes dans sa valise à roulettes, au cas où elle raterait le dernier vol de retour aux environs de 20 heures.
Nicolas Bellanger l’avait accompagnée jusqu’aux portes de l’Orlyval, la navette qui permettait de rejoindre l’aéroport. Ils avaient échangé leurs numéros de portable — geste purement professionnel —, et le capitaine de police lui avait souhaité bonne chance. Camille ne l’avait pas quitté des yeux jusqu’à ce que l’engin sans chauffeur disparaisse dans un virage.
Devant l’aéroport, Camille s’isola dans un endroit calme et appela sa mère, la gorge serrée. Elle mentit sur toute la ligne. Elle raconta qu’une affaire urgente venait juste de la rattraper sur Lille, que ses collègues avaient besoin d’elle pour deux ou trois jours supplémentaires, mais que, en contrepartie, elle prolongerait d’autant ses vacances à leurs côtés. Il n’y eut pas de mensonge lorsqu’elle lui confia qu’ils lui manquaient terriblement.
Elle raccrocha avec beaucoup d’amertume et se dirigea avec tristesse vers l’aérogare. Elle avait repéré le vol pour Buenos Aires de Franck Sharko et avait entraperçu le flic parmi la foule, aux contrôles de sécurité. Il l’avait reconnue — avec sa grande taille, on la distinguait facilement —, saluée d’un geste chaleureux de la main, avant de disparaître sous les portiques.
Décidément, Camille appréciait bien cette petite équipe qui l’avait tout de suite adoptée.
Retour au sol espagnol. Ça sentait bon l’été, les vacances, mais l’air était étouffant, comme brûlé par le désert du Sahara. On enregistrait des 52 °C en plein soleil à Madrid. Une chape d’acier en fusion qui vous écrasait et annihilait toute énergie. Même elle qui n’aimait pas la plage rêvait d’une bonne baignade. La mer Méditerranée était tout juste à trois kilomètres mais invisible de cet endroit. Elle l’avait narguée à travers le hublot de l’A320 de la compagnie Vuiling Airlines, et la gendarme se dit que, si elle en avait le temps, elle irait tremper ses orteils dans son eau salée, ne serait-ce que quelques minutes.
Elle prit la direction du gros bâtiment gris, plutôt moderne, planté au pied du massif de Montserrat qui semblait pousser de force les villes vers l’eau. Montagne verdoyante, palmiers bruissants, ciel profond. La vue, de l’extérieur, était séduisante. De l’intérieur du bâtiment, elle devait l’être beaucoup moins.
Avant le départ, elle avait préparé le terrain, donnant les coups de fil nécessaires. Ainsi sa visite était-elle annoncée. Lorsqu’elle se présenta avec son anglais plutôt bon à l’accueil du centre de santé mentale, le docteur Marisa Castilla, psychiatre, ne la fit pas attendre.