— Juan Llores, on doit se voir, fit-il dans un français plutôt bon.
Camille lui adressa un sourire de politesse.
— Camille Thibault. Je travaille à la gendarmerie, section criminelle.
— Je sais. Marisa m’a brièvement expliqué… Cette chaleur va finir par tous nous tuer. C’est comment, en France ?
— Démoniaque.
Il sonna à l’interphone. La caméra était braquée dans leur direction. Au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit.
— C’est une vraie forteresse ici, mais depuis que je suis médiatisé, elles n’osent plus me refuser l’entrée, confia-t-il. Suivez-moi.
Ils évoluèrent dans un jardin à la végétation luxuriante avant de rejoindre un grand bâtiment en U qui ressemblait à un collège : deux étages, toits plats, murs orange et gris. Une vieille religieuse en robe noire apparut sur le perron, l’air sévère.
— La mère supérieure, toujours aussi sympathique. Regardez-la, on dirait un corbeau sur un fil électrique… Attendez-moi.
Juan Llores alla discuter une petite minute avec elle puis revint vers Camille. Ils s’installèrent sur un banc, entre deux palmiers. En face, un saint Jean en métal dominait l’espace arboré.
— Nous ne sommes pas les bienvenus entre ces murs, mais peu importe. C’est ici le meilleur endroit pour discuter de notre sujet. Marisa m’a dit que vous recherchiez un enfant volé ?
Camille lui montra la photo de Maria Lopez.
— Disons que c’est un peu plus compliqué. Mais on pense qu’une partie de l’affaire sur laquelle on travaille, en France, peut trouver des réponses ici, en Espagne. Maria Lopez a, d’après cette photo, passé du temps à la Casa cuna. Et son bébé a probablement disparu, puisque officiellement elle n’a jamais eu d’enfant.
— Elle a eu un enfant, mais on le lui a enlevé, trancha Llores, catégorique. Que connaissez-vous de l’affaire des bébés volés du franquisme ?
— Rien du tout.
Juan Llores fixa un rideau qui bougeait sur la gauche, puis se tourna vers Camille.
— Elles détestent les journalistes et les étrangers. La mère Marguerita et toutes les religieuses qui travaillent pour elle depuis des années nieront l’évidence jusqu’à la fin de leur vie. Ce sont des blocs de marbre froid et sans âme.
Il ouvrit sa pochette et tendit un agrandissement photo à Camille, sur lequel paraissait une tombe sans nom.
— Cette photo a été tirée dans le petit cimetière de San Roque, en Andalousie, il y a deux ans… L’origine du scandale, le patient zéro, dirait-on en virologie. À l’époque, un père veut faire des travaux sur le caveau familial. De ce fait, il demande à récupérer les ossements de son bébé mort en septembre 1987. Il fait ouvrir le petit cercueil, et ne trouve que du tissu vert et un peu de gaze chirurgicale. Aucun ossement. La tombe est vide. L’homme se rappelle : le jour de la naissance de son enfant, l’équipe médicale ne le laisse pas voir le corps du bébé, que l’on déclare mort-né. Les parents ne récupèrent qu’un cercueil déjà scellé à la sortie de la maternité.
Il fut secoué par une quinte de toux violente. Ses poumons sifflaient.
— Excusez-moi… Grâce à son acharnement, ce pauvre père va réussir à médiatiser sa sinistre histoire. C’est alors que des milliers de familles vont se rendre compte qu’elles se trouvent exactement dans le même cas. Asturies, Canaries, Catalogne, Andalousie, c’est partout pareil. Les plaintes se multiplient. L’Espagne creuse, ouvre des tombes vides, à la recherche de la vérité : où sont passés les corps de ces bébés déclarés mort-nés ?
Il sortit un fin cigare et en proposa un à Camille, qui refusa.
— Je ne devrais pas fumer ici, maugréa-t-il en désignant deux femmes enceintes qui se promenaient, au loin. Mais il y a bien pire qu’un peu de fumée, vous ne croyez pas ?
L’homme avait les cordes vocales usées par le tabac. Il craqua une allumette, tira une bouffée et prit ses aises sur le banc, calant son pied gauche sur sa cuisse droite. Sa chemise était entrouverte et laissait transparaître un torse velu. Camille lisait une forme de défi dans ses yeux lorsque l’historien observait en direction des fenêtres. Il semblait détester ces religieuses.
— Donc, d’un côté, les familles désœuvrées qui n’ouvrent que des tombes vides. Et, d’un autre côté, des individus de trente, quarante ans, qui découvrent d’eux-mêmes qu’ils ont été adoptés, ou l’apprennent de la bouche de leurs parents. Les secrets finissent toujours par éclater, vous savez : un père adoptif aux portes de la mort qui décide de se confier, ou des langues qui se délient après des années de mensonge.
Il rapprocha ses poings l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’ils se percutent.
— Des parents qui cherchent d’un côté, des enfants qui apprennent qu’ils ont été adoptés de l’autre. Et voilà comment la déferlante se met à balayer le pays. D’un coup, on se met à parler de réseaux d’adoption occulte, de trafics d’enfants à l’échelle nationale, qui existeraient depuis des décennies.
Camille pensait à l’album de naissance trouvé chez Mickaël Florès : sa mère Hélène était bien enceinte, elle avait bien accouché de lui dans un hôpital parisien, d’après les différents témoignages. Elle se rappelait même les recherches de Broca, qui avait noté : « La sœur était à la maternité, elle a vu l’enfant naître, aux côtés de Jean-Michel, le 8 octobre 1970. »
Donc, Mickaël ne pouvait pas être le fils de Maria Lopez, même si tout conduisait à la conclusion contraire. La gendarme ne réussissait toujours pas à comprendre.
Juan poursuivit ses explications :
— Vous avez quel grade ? demanda-t-il.
— Adjudant.
— Un petit cours accéléré d’histoire, adjudant ? Prête à plonger dans l’une des périodes les plus sombres de l’Espagne ?
Camille acquiesça :
— Je vous écoute.
— 1939. Après trois ans de guerre civile, le général Franco et son armée écrasent la République et installent une dictature d’extrême droite basée sur deux fondements principaux : le nationalisme et le catholicisme. Selon ses propres termes, la « race » doit être régénérée, purgée des déchets qui l’ont empoisonnée des années durant. La purification passe, entre autres, par l’enlèvement pur et simple des enfants des opposants.
Il toussa encore puis pompa sur son cigare.
— Augusto Valero, le psychiatre militaire du régime franquiste, va théoriser scientifiquement l’enlèvement des enfants. Dans une étude intitulée Psiquismo del fanatismo marxista, il va établir que les « rouges » sont des malades mentaux et que leur progéniture doit leur être retirée pour être rééduquée selon les vraies valeurs franquistes. Des mots comme eugénisme, ségrégation émaillent ses écrits. Dès lors, on enlève systématiquement les enfants aux familles républicaines, petits ou grands. Dans les prisons, on retire les nourrissons aux républicaines qui viennent d’accoucher. On place alors ces enfants dans des « bonnes » familles ou dans des orphelinats tenus par des religieux, on les nourrit de chansons fascistes, les curés et les Jésuites les éduquent dans la rigueur du régime. On leur apprend à renier les idées de leurs « bâtards de parents ». Un lavage de cerveau très efficace, si vous voyez ce que je veux dire.
— Je vois, oui.
— Mais ce n’est pas tout, loin de là. Un décret du 4 décembre 1941 permet de changer les noms des enfants enlevés. Dès lors, vous devinez la suite…