Выбрать главу

— On coupe définitivement le lien. Leurs familles d’origine ne pourront jamais les retrouver.

— Exactement. À l’époque, trente mille enfants républicains ont ainsi été arrachés à leurs pères et mères pour être placés ailleurs. Mais ce qui est hallucinant, c’est que le système va changer d’objectif à partir des années 60, et s’amplifier après la mort de Franco, en 1975, et jusqu’à l’aube de l’an 2000. Presque cinquante ans de mensonges et de monstruosités, madame. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un livre sur le sujet.

Cigare aux lèvres, il écrasa son index sur la pochette.

— Je montre comment aux bébés volés du franquisme succèdent les enfants volés de la démocratie. Comment on passe, dès les années 60, 70, du vol politique au vol économique. Et vous savez comme moi que, dès qu’il y a économie, profit, il y a…

— … trafic.

Juan acquiesça dans un nuage de fumée.

— C’est le mot, oui, « trafic ». Trafic de bébés. L’outil initial de terreur politique instauré par Franco va devenir une pratique à l’échelle quasi industrielle, tellement installée que personne n’osera dire quoi que ce soit durant des années. On passe de trente mille à trois cent mille bébés volés dans l’Espagne moderne. Trois cent mille, adjudant, je ne sais pas si vous imaginez la portée de ce nombre. C’est une pure aberration, et pourtant, dans notre belle et grande société capitaliste, ça a existé jusqu’à il y a peu. Pendant que des gens achetaient des téléphones portables et découvraient Internet, d’autres volaient des bébés en masse.

Sa voix se teintait d’amertume. Il désigna l’ensemble du bâtiment d’un mouvement de bras.

— Vous êtes ici dans l’un des endroits où le trafic atteignait son essor dans les années 60. Au cœur même de notre chère Église catholique. Comment vous dites ? C’est toujours dans la bergerie que le loup se cache ?

— C’est à peu près ça, oui.

— Ici, on recueillait — et on recueille encore — des jeunes filles enceintes en difficulté. Surtout celles qui voulaient cacher leur grossesse, ou qui étaient placées par leurs parents, parce que ces derniers ne voulaient plus s’occuper d’elles : à l’époque, être enceinte pour une jeune fille de moins de vingt ans, célibataire, c’était une honte, un déshonneur. Ici, elles menaient une vie rude, austère. On les redressait.

Il montra de vieilles photos jaunies de ces établissements religieux. Camille parvenait à se figurer l’ambiance dans l’Espagne du milieu des années 60. Une population qui vivait sous un régime où régnaient la terreur et l’oppression.

— Les Casas cuna se multiplient comme la peste dans les années 50 et 60, poursuivit l’historien. De véritables usines à bébés. Les jeunes mères qui accouchaient entre ces murs voulaient évidemment garder leur enfant, mais les religieuses mettaient la pression pour récupérer le futur nourrisson, expliquant qu’une mère célibataire ne pourrait jamais l’élever correctement ni lui inculquer les bonnes valeurs de la « Nouvelle Espagne ». Et quand la mère opposait trop de résistance, on lui disait que son bébé était mort-né.

Juan déposa ses cendres dans un petit morceau d’aluminium qu’il sortit de sa poche. Camille l’écoutait, parcourue de frissons. Toutes les nations avaient leurs squelettes dans le placard. Les histoires sordides finissaient toujours par ressortir, un jour ou l’autre.

— Mais il y a eu pire, bien pire que les Casas cuna, dit Juan.

Autre photo. Celle d’un hôpital.

— Voici la clinique San Ramon, à Madrid. Là où eut lieu le trafic le plus abouti, le mieux organisé. San Ramon était la pointe du triangle de la mort, comme on l’appelle encore aujourd’hui. Triangle composé également de l’hôpital Santa Cristina et de la maternité O’Donnell, tous situés à Madrid. Des endroits où les employés travaillaient ensemble, s’échangeant les nouveau-nés. C’était le triangle dans lequel on volait les bébés à grande échelle.

Juan lui tendit un paquet de photos. Elles représentaient le portrait en noir et blanc d’un homme aux cheveux courts plaqués vers l’arrière, aux yeux sombres, et à la bouche fine et droite. Une gueule de pitbull. L’adjudant de gendarmerie observa attentivement chaque cliché.

— C’est le docteur Antonio Velasquez, le chef de l’hôpital San Ramon, celui que j’ai identifié comme l’une des têtes du réseau. Il employait des religieuses comme sages-femmes. Le scénario était identique à celui des Casas cuna : des mères célibataires fragiles venaient pour accoucher, passaient deux ou trois jours dans une chambre, tandis que leur enfant était censé rester en nurserie. Puis la sœur venait leur annoncer que leur bébé était mort.

Camille passait d’une photo à l’autre. Velasquez avait été photographié à divers endroits. Dans la rue, dans son bureau, devant sa clinique. Sur un cliché flou, Camille remarqua la présence, juste à ses côtés, d’un homme habillé tout en noir, portant un chapeau de feutre. Sa tête avait été entourée au marqueur.

— Étrange photo, non ? fit Juan. Elle est complètement trouble, alors que toutes les autres de la série sont nettes. C’est la seule où l’on aperçoit cette silhouette noire… J’ai cherché : personne ne sait de qui il s’agit.

Juan poursuivit la descente aux Enfers. Cette fois, il montra un nouveau-né à moitié recouvert d’un drap blanc, posé sur le compartiment d’un réfrigérateur dont la porte était ouverte.

— J’ai obtenu ces photos dans les années 80, d’un grand reporter qui enquêtait déjà sur la clinique San Ramon. Je vous enverrai des doubles si vous voulez.

Camille lui tendit une carte.

— Merci, fit-elle.

— Là, il n’y a qu’un seul nouveau-né dans le frigo. Mais l’hôpital San Ramon disposait de plusieurs bébés congelés.

— Congelés ? répéta Camille, stupéfaite.

— Oui. La bonne sœur montrait un bébé mort aux mères qui insistaient pour voir leur enfant, déjà parti pour l’adoption. Il y avait différentes tailles de bébés congelés, la sœur prenait alors le plus ressemblant. Cette technique était radicale pour étouffer les soupçons des mères et les rendre dociles. Celles qui, malgré tout, ne se laissaient pas duper et osaient porter plainte étaient prises pour des folles, rejetées, malmenées. Après 75, la démocratie était faible, l’ombre du franquisme continuait à planer, et le docteur Velasquez jouissait d’une excellente réputation.

— Où allaient les enfants ?

— Au départ du trafic, que ce soit dans les Casas cuna ou les cliniques, les bébés étaient vendus à des familles espagnoles qui ne pouvaient pas avoir d’enfants et qui voulaient adopter. Ces familles s’endettaient sur des années, mettaient leurs maisons sous hypothèque pour « acheter » un bébé. Elles étaient mises au courant de la possibilité « d’adopter » par des sages-femmes, du personnel hospitalier ou par des connaissances. La manière dont cela se passait peut paraître complètement hallucinante, mais ce que je vous raconte est la pure vérité : vous arrivez devant l’hôpital, une sage-femme vous attend dans la rue, vous lui remettez un acompte — l’équivalent de trois mille euros à l’époque —, et vous montez dans la nurserie prendre l’enfant, récupérant par la même occasion de faux papiers : vous devenez alors officiellement le parent d’Untel, né dans tel hôpital, sceau du ministère de la Justice à l’appui. Puis vous payez des traites pendant des années, comme pour un crédit quelconque, jusqu’à débourser, au total, dans les vingt mille euros, l’équivalent d’un bel appartement. Et croyez-moi, vous avez intérêt à payer.