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Camille se rappela ce qu’elle avait lu dans les notes du flic d’Étretat : Jean-Michel Florès avait demandé une grosse somme d’argent à sa sœur, peu de temps après la naissance de Mickaël.

Aucun doute, Jean-Michel Florès était venu acheter un bébé en Espagne.

Juan poursuivait, emporté par son propre récit :

— Un bouche-à-oreille mondial s’est parallèlement mis en place, et ce dès le milieu des années 60. La haute société a immédiatement su, loin d’ici, que l’Espagne fournissait des bébés. Alors, des gens riches, bien placés, commerçants, hommes d’affaires, ont commencé à venir de l’étranger avec de l’argent. Là, à l’endroit exact où nous nous trouvons, des groupes de visiteurs étrangers entraient et se promenaient comme on visite un salon de l’automobile, touchaient les nouveau-nés, les photographiaient. Le lendemain, des enfants avaient disparu. La plupart des acheteurs venaient d’Amérique latine. Mexique, Argentine…

L’Argentine… Le mot résonna dans la tête de Camille. Elle le répéta en forme de question.

— L’Argentine ?

— Oui. L’Espagne avait des relations privilégiées avec l’Amérique latine ou les États-Unis. Et n’oublions pas que l’Argentine a connu sa propre dictature entre 1976 et 1983. Une succession de généraux tous plus sanglants les uns que les autres, avant que la guerre des Malouines mette un terme à toutes ces horreurs. Il s’est passé là-bas la même chose qu’ici : le vol de bébés comme butin de guerre ou pour les placer, souvent, dans les familles des militaires du régime. Mais, avant la dictature, des Argentins fortunés et des réseaux venaient se servir ici comme dans une boutique.

Camille était tout ouïe. L’historien grinça des dents et éteignit son cigare en étouffant l’extrémité dans l’aluminium.

— On a pris ces enfants pour des jouets. On les a manipulés, vendus, on a trompé leurs mères. Aujourd’hui, ils sont pleins de rancœur, de haine envers leur pays d’origine. Ils exigent réparation.

Camille avait l’impression d’avoir les poches débordantes de pièces de puzzle, et que celles-ci se renversaient partout autour d’elle. Elle essaya de se concentrer, de faire un bilan, de poser les bonnes questions. Les réponses devaient être là, toutes proches.

— On sait où est le directeur de cette clinique morbide, cet Antonio Velasquez ? demanda-t-elle.

— C’est seulement maintenant que la justice commence à s’intéresser à lui. Tout est tellement long, compliqué, labyrinthique. Mais Velasquez, qui doit avoir aujourd’hui soixante-dix ans, a disparu depuis bien longtemps. Et bien malin celui qui saura où il se cache désormais.

Dans un soupir, la gendarme considéra la photo de Maria Lopez. Il la retourna vers son interlocuteur.

— On peut en tirer quelque chose ? Retrouver l’enfant de Maria Lopez dans des papiers, des hôpitaux ? Fouiller dans les archives des Casas cuna ?

— Vous ne trouverez malheureusement plus rien. Le bébé de Maria Lopez ne s’est jamais appelé Lopez. Même en supposant que les papiers n’aient pas disparu, il n’y a aucun moyen de remonter la piste en passant par les voies administratives. Presque plus rien ne relie Maria à son enfant volé.

— Presque ? Il y a un espoir, alors ?

— Dieu merci, il y a toujours un espoir. Dans les papiers, tout était faux : les noms, la filiation, les villes et dates de naissance. Mais il y a quelque chose qu’aucune administration, qu’aucun régime ne pourra falsifier. (Il plaqua une main sur son torse.) C’est ce que nous avons de profondément enfoui en nous.

— L’ADN, percuta Camille.

— Exactement.

Camille écouta avec attention.

— Il y a quelques années, devant l’ampleur de l’affaire, le gouvernement espagnol a décidé de prendre les devants. Un poste spécial « bébés volés » s’est créé au ministère de la Justice. Des campagnes d’information et de sensibilisation ont encore lieu aujourd’hui dans les grandes villes d’Espagne. Toutes les mères qui pensent avoir été victimes d’un vol de bébé sous le franquisme peuvent se faire prélever leur ADN. De l’autre côté, des enfants du monde entier qui pensent avoir été adoptés ou en ont la certitude peuvent également donner leur ADN. Tous les profils sont stockés au siège de Genomica, à Madrid, l’une des plus grandes banques ADN d’Europe.

— Et donc, quand il existe une correspondance entre deux ADN distincts, c’est que…

— Mère et enfant se sont enfin retrouvés, oui. Si vous voulez savoir où est passé cet enfant, qui il est réellement, c’est là-bas que vous devez vous rendre, à Madrid.

Juan regarda sa montre.

— Le centre Genomica est fermé à cette heure-ci, mais il est ouvert sept jours sur sept, la campagne bat son plein et les échantillons arrivent par centaine tous les jours. Avec un peu de chance, vous retrouverez dès demain la véritable identité de ce bébé fantôme qui semble tant vous intéresser.

46

Nicolas Bellanger était angoissé comme avant une intervention risquée.

Juste avant de pénétrer dans le restaurant de l’hôtel, il prit une grande inspiration. Son cœur battait la chamade, et le flic eut l’impression que la salle entière pouvait l’entendre.

C’était la première fois qu’il se laissait aller à un tel coup de tête : attraper un avion et dîner avec celle qui lui retournait le cerveau. Peut-être faisait-il la plus grosse bêtise de sa vie, peut-être n’était-ce pas le moment — le divisionnaire Lamordier frôlait l’hystérie —, mais Nicolas avait suivi ses pulsions. Besoin de changer d’air, aussi, ne serait-ce que quelques heures. Après tout, il aurait dû être en congé. L’administration française lui devait au moins ça.

Camille se tenait à une petite table ronde, dans un coin calme entouré de plantes. Elle portait une tenue d’été légère aux couleurs vives et s’était maquillée. Le mascara soulignait l’intensité de son regard, le rouge à lèvres, rose clair, donnait envie de l’embrasser. Nicolas s’approcha et lui tendit un petit paquet cadeau. Il s’était habillé de façon simple mais classe, avec une chemise blanche à col pelle à tarte, premier bouton défait, et un pantalon en flanelle gris clair tombant élégamment sur des chaussures bateau.

— J’espère que ça te plaira.

— Fallait pas. Merci.

Ils se tutoyèrent naturellement. Elle le regarda avec intensité lorsqu’il s’assit.

— C’est complètement improbable, ce rendez-vous, tu ne trouves pas ?

— Oui, mais à ce que j’ai cru comprendre, tu aimes bien ce qui est improbable, non ?

Camille déballa son cadeau. Un sourire illumina son visage. Elle prit délicatement le livre à deux mains, il passa dans ses yeux un brin de nostalgie, un relent de vieux souvenirs d’enfance.

— L’Aiguille creuse, commenta Nicolas. Édition originale Pierre Lafitte de 1909 sur papier courant, couverture rouge illustrée.

— T’es encore plus fou que je le croyais.

Elle hésita, puis secoua la tête, avant de lui tendre l’ouvrage.

— Je ne peux pas.

— Garde-le. Ça me fait plaisir. Je n’ai jamais eu personne à qui l’offrir.

Camille finit par accepter.

— Je lisais tout le temps, gamine, confia-t-elle. Des livres scientifiques sur le corps humain mais aussi ce genre de romans d’aventures et des polars. C’était mon moyen à moi de m’évader, de voyager. Un jour, j’ai vendu la plupart de mes livres à une brocante, il y en avait trop. Mais j’aurais dû les garder. Ils étaient comme des petits morceaux de ma vie. Des bouts de moi.