Elle inclina la tête, pensive.
— Tout le monde a un souvenir qui se rapporte à un livre. Et quand on rouvre le livre, plus tard, quand on sent à nouveau l’odeur de ses pages, quand on voit les marques du chocolat qu’on croquait à l’époque incrustées sur ses pages, alors le souvenir revient, très net.
Nicolas approuva.
— Mes parents étaient libraires, ils tenaient une boutique dans une petite rue de Paris, pas loin du boulevard des Italiens, expliqua-t-il. C’était du bonheur, parce que je n’avais pas de problème de stockage. Et j’avais à disposition tous les livres que je voulais.
— J’ai toujours imaginé les flics du 36 issus de familles de flics.
— Faut croire que, comme toi, je suis en dehors des statistiques.
— Et comment on passe des livres au flingue ? Des mots sur du papier à la balle Parabellum neuf millimètres ? Comment t’es devenu capitaine de police dans un des services les plus prestigieux de France ?
— Quand ma mère est tombée malade, mon père a revendu la boutique, il a refusé que je la reprenne, trop de boulot, de contraintes, de galères. Il est parti vivre en Bretagne. Moi, j’avais tout juste vingt-trois ans, je venais de m’engager dans la police pour suivre un copain dans un petit commissariat de banlieue. J’ai aimé ce métier tout de suite. L’adrénaline, la diversité des opérations, ce truc inexplicable qui te prend aux tripes quand tu dois interpeller un individu. Je me suis passionné pour l’enquête criminelle. Et pour le reste, j’ai bossé, tout simplement.
Ses yeux s’évadèrent, un temps. Camille sentit qu’il avait du mal à parler de son passé. Qu’il avait un poids au fond de l’estomac. Le serveur les tira de l’embarras. Ils commandèrent un apéritif.
— Dire que je partais en vacances sur Argelès chez mes parents, raconta Camille, et je me retrouve dans un hôtel de Valence, à dîner avec un capitaine de police que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam il y a encore deux jours. À l’heure qu’il est, je devrais être en compagnie de mon père et de ma mère.
Elle mit une main sur sa poitrine.
— À cause de lui, tout part en vrille. Je le hais à un point que tu ne peux imaginer et, pourtant, il fait partie de moi. Il m’offre chaque goulée d’air que je respire. Je voudrais l’arracher de ma poitrine, le presser entre mes mains et lui demander : « Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu as fait tout ce mal à ces filles ? »
Elle eut le regard vide, longtemps, et songea avec amertume à ses malaises. Quand viendrait la prochaine crise ? Quand tomberait-elle sans pouvoir se relever ? Elle tourna la tête vers Bellanger et, ne sachant plus quoi dire, demanda :
— Sinon, la journée, l’enquête ? Ça avance ?
Le capitaine de police se frotta le visage et soupira.
— Ça avance, oui… On va oublier tous les points négatifs et ne parler que du positif. Lucie et Pascal ont bien avancé avec le listing du CHR. Lucie a ciblé autour de dix employés, Robillard est plus sceptique mais, en élargissant au maximum, ils ont vingt-neuf suspects potentiels. L’un d’entre eux est fiché, suite à une bagarre. On a de quoi fouiner à présent, dès qu’on a les papiers officiels lundi. On devrait peut-être reporter ta descente au Styx et…
— Le Marché Interdit ne se déroule que le dimanche soir, si on le manque il faudra attendre une semaine supplémentaire. N’essaie pas de me convaincre de faire demi-tour. Je suis prête, pour demain.
On leur apporta deux cocktails aux couleurs d’un coucher de soleil. Ils trinquèrent.
— Au grand choc frontal de nos deux destins, sourit Bellanger.
Camille lui rendit son sourire.
— À nos trajectoires perforées par l’Aiguille creuse, oui.
Elle aspira un grand coup avec sa paille. Ça aurait dû être l’un des plus beaux moments de sa vie : ces picotements agréables qu’elle ressentait au fond du ventre, l’impression de tomber amoureuse, déjà, comme si tout se passait en accéléré. Camille savait qu’elle aurait dû contrôler, garder de la distance comme elle l’avait fait avec Boris, mais, cette fois, elle s’en sentait incapable.
Nicolas la sortit de ses pensées.
— Lesly Beccaro a été très coopérative, elle nous a envoyé un tas de mails et on a passé du temps au téléphone avec elle. Elle n’a rien caché, a priori. Un de nos spécialistes en informatique planche sur les forums privés, c’est difficile d’avoir de l’information, des noms dans l’immédiat. Ça va prendre du temps de s’immiscer dans leur cercle par la voie Internet.
— Et le temps, c’est ce qui nous manque.
— Oui. Pour en revenir à Beccaro, elle a développé depuis des années une obsession pour Gerard Schaefer, fétichiste, sadique, nécrophile…
— Un bon petit gars qui rassemble à lui seul toutes les perversions, on dirait.
— Tu vas devoir potasser sur lui avant le Styx, pour te mettre dans le bain. Je t’ai rapporté quelques livres. On va dire que, à partir de ce soir, c’est ta personnalité préférée.
— Ce sera toujours mieux que Justin Bieber.
— Tu sais que ce taré se photographiait sous tous les angles à l’aide un retardateur, avec son slip baissé aux chevilles en feignant d’être attaché à un arbre ? continua-t-il. Sharko m’a dit qu’on donnerait le bon Dieu sans confessions à cette Lesly Beccaro. Je ne comprends pas comment elle a pu en arriver là.
Camille serra son verre de ses deux grandes mains.
— Il n’y a rien à comprendre, et c’est certainement un brin de conscience qui l’a fait renoncer à descendre là-dessous au dernier moment. Les gens aiment flirter avec l’interdit, sortir des rails d’une société qui les étouffe. Avec mon métier, j’ai déjà vu des gens s’approcher d’une scène de crime, rien que pour voir ce qui n’est pas regardable… Et puis, regarde ce bouquin, là, Cinquante Nuances de Grey qui paraît bientôt. Un vrai phénomène partout dans le monde, déjà premier sur tous les sites de ventes en ligne. Et qu’est-ce que ça raconte au final, hein ? Une histoire de dominant/dominé. Du cul, du SM, de la transgression. Les Lesly Beccaro sont plus nombreux qu’on ne le croie. Il n’y a qu’à regarder ce qui est le plus présent sur Internet.
— Le sexe, encore et toujours.
— Le sexe, le pouvoir, l’argent. Réunis tout ça dans un seul homme, et tu en fais un prédateur redoutable. C’est peut-être à ce genre d’individus qu’on est confrontés en ce moment.
Un serveur vint prendre la commande. Nicolas opta pour une escalope d’espadon, tandis que Camille choisit une paella. Elle aspira bruyamment le fond de son cocktail. La tête lui tournait un peu, déjà. Mais elle aimait cet état nouveau de semi-conscience provoqué par l’alcool.
On leur apporta les plats, ils dînèrent, burent un peu de vin espagnol, Nicolas embraya sur le sujet délicat des conquêtes amoureuses, auquel Camille coupa court : elle n’avait pas envie d’en parler, et Nicolas comprit qu’il ne fallait pas insister.
Tandis qu’elle mangeait, sa main caressait sa gorge, doucement, palpait, cherchait le pouls. Et elle ne s’en rendait même pas compte. Nicolas toucha sa propre carotide, sentit la force de son cœur.
— Tu risques de trouver ça dingue, mais je n’ai jamais dit à personne que je voudrais donner mes organes en cas de… d’accident, confia-t-il. Nous les flics, on a des métiers à risques, ce serait important d’en parler entre nous, à notre famille. Clairement exposer notre position face au don d’organes.
— C’est ça le problème, répliqua Camille. On n’en parle pas. Plus de la moitié des organes que l’on pourrait greffer ne le sont pas à cause du manque de communication. La moitié, tu te rends compte ? Des reins, des cœurs, des foies en parfait état de fonctionnement. C’est la vie qu’on gaspille. Un donneur peut sauver jusqu’à cinq ou six personnes si ses organes sont bien distribués.