— Je crois que ce n’est pas le don qui fait peur, mais c’est d’envisager la mort. Elle est tabou, les gens n’aiment pas en parler. Et puis, ils imaginent qu’on charcute les corps, qu’on dépouille l’être aimé.
— Tu sais, quand on interroge les gens, la plupart seraient prêts à donner leurs organes. C’est un acte tellement magique, un don de soi par-delà la mort, une continuité de la vie. Quand tu leur demandes s’ils donneraient leur accord pour qu’on prélève ceux de leur époux ou épouse, ils accepteraient encore, mais ce serait beaucoup plus dur, il y a comme un sentiment de profanation inexplicable, une peur de déranger le défunt, de le souiller. Mais quand tu passes à la question des enfants, il y a un véritable blocage. Ils refusent presque systématiquement.
— Or, nous sommes tous les enfants de quelqu’un…
— Exactement, c’est ce qui crée le problème. Pourtant, les parents qui refusent de donner les organes d’un fils décédé en condamnent un autre à la mort. Culpabiliser les gens n’est pas la solution, mais la réalité est ainsi. Brute, cruelle.
Elle suivit de l’index le bord de son verre, en récolta le sucre et le déposa sur sa langue. Elle se rendit compte de son geste et reposa sa main à plat sur la table.
— Pour en terminer avec ce sujet ultra gai, je vais te faire part d’une anecdote véridique que m’a racontée un médecin coordinateur des greffes et qui, je crois, résume tout le problème. Un jour, un homme de quarante-trois ans meurt d’un accident de moto. Sa femme ne s’oppose pas au don d’organes, heureusement ils en avaient parlé et c’était ce que son mari souhaitait. Le cœur part sur un jeune homme de trente-trois ans, célibataire, qui, sans cet organe arrivé in extremis, serait mort dans la semaine…
Camille avait le don de fasciner. Nicolas l’écoutait sans bouger.
— … Ce chanceux se remet de sa greffe, tout se passe pour le mieux, il mène à nouveau une existence normale, profite de la vie à fond. Mais, terrible coup du sort, il meurt d’une rupture d’anévrisme deux ans plus tard, à une pompe à essence. (Elle claqua des doigts.) Comme ça.
Nicolas plissa les lèvres.
— C’est qu’il devait probablement mourir, fit-il. Rattrapé par son destin.
— Comment ne pas se faire cette réflexion, en effet ? Rattrapé par son destin, oui… Bref, son cerveau meurt, mais pas ses organes. Le cœur pourrait de nouveau être greffé, et permettre à une autre personne de vivre. Tu imagines le destin de… ce cœur ? Mais là, devine ?
— Les parents refusent de donner les organes de leur fils ?
— Tu as vu juste. Mais peut-on leur en vouloir pour autant ? On touche là à toute la complexité du don d’organes, de l’éthique, tout ce que tu veux. J’ai même entendu, récemment, qu’un mari qui avait donné l’un de ses reins à sa femme a voulu le reprendre lorsqu’ils ont divorcé.
Nicolas ne put se retenir d’exploser de rire. Il glissa sa serviette devant ses lèvres, gêné, mais sa poitrine continuait néanmoins à tressauter.
— Excuse-moi. Je sais que le sujet est grave mais…
Il rit de plus belle. Ça le prenait tout au bas du ventre, et il n’y pouvait rien. Ses yeux s’humidifièrent un peu.
— C’est bon ça, le coup du mec divorcé qui veut reprendre son rein en même temps que la machine à café !
Il avait le rire communicatif, et Camille fut prise au piège, elle aussi. Elle se laissa aller avec délice, se fichant des gens qui se tournaient dans leur direction. Ils étaient deux, rien que tous les deux, et ils se sentaient bien, libres, le reste importait peu.
Le fou rire finit par passer, ils discutèrent encore un moment devant un thé (Camille y ajouta une quantité démentielle de sucre) de sujets graves, et d’autres plus légers.
La salle s’était vidée, l’ambiance était devenue tamisée. Une musique douce s’échappait du bar, où ils prirent un dernier verre. Puis, au fil de la nuit qui avançait, les mots se firent plus rares, laissant davantage place à des sourires, des regards, jusqu’à ce que Nicolas se penche vers elle et l’embrasse avec douceur.
Il se recula, gêné.
— Excuse-moi, mais j’en avais terriblement envie. Si tu crois que ça va trop vite…
Camille se pencha vers lui, ils s’embrassèrent encore.
— J’ai besoin que tout aille vite, justement, confia-t-elle. Et puis t’es ici, à deux mille kilomètres de chez toi, ce n’est pas juste pour manger une escalope d’espadon… (Elle posa une main sur son cœur.) Si t’es prêt à faire ménage à trois.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la chambre, Camille le plaqua contre le mur et le dévora de baisers. Elle fut surprise de ses propres gestes, de ses pulsions, et décida de ne plus penser à rien. Juste de se laisser embarquer par ses sens plutôt que de se projeter au lendemain. Elle lui ouvrit la chemise, il voulut soulever sa tunique mais elle lui bloqua la main.
— Non.
Camille le poussa sur le lit, il se laissa faire quand elle ôta d’un geste sec son pantalon. Elle fondit sur lui, se frotta à lui. Nicolas commençait à haleter, voulait la déshabiller, mais elle le repoussait chaque fois. Elle se releva, tira les rideaux occultants et éteignit la lumière.
Elle revint à tâtons vers le bout du lit, abandonnant ses vêtements derrière elle.
Ce fut nue qu’elle le chevaucha en lui tournant le dos. Nicolas ferma les yeux, se laissa porter par le mouvement de va-et-vient qu’elle imprimait avec rythme. Les décharges l’arrachaient du lit, l’emmenaient à la limite de la jouissance, comme autant de vagues violentes. Il se redressa, plaqua sa joue trempée de sueur contre le dos de son amante, profita qu’un orgasme brise les défenses pour glisser ses mains sur les seins en pointe. Instantanément, il sentit une pression sur chacun de ses poignets.
— Non !
Il résista, elle le repoussa sur le lit et se tourna vers lui. Elle lui maintint les mains derrière la tête, l’écrasant de tout son poids. C’était devenu un combat, une lutte pour le plaisir. Leurs poitrines se levaient en même temps, leurs souffles se mêlaient. Nicolas sentit les rugosités des cicatrices lorsqu’elle se plaqua contre lui. C’était râpeux et doux à la fois, étrange et mystérieux. Dans un sursaut de plaisir, Camille rejeta la tête en arrière et vit un tas d’images défiler sous son crâne, comme dans un rêve éveillé. Des rondes d’enfants, des manèges qui tournaient, du sable soufflé par le vent. Des filles au crâne rasé qui hurlaient.
Le cœur tambourinait contre ses côtes, assourdissant, se débattant comme un diable en elle. Elle pleura et rit en même temps, heureuse, malheureuse, alors que Nicolas jouissait en elle, plantant ses doigts dans son dos. Camille se laissa choir sur le matelas, à ses côtés, essoufflée, à plat ventre.
Nicolas bascula vers elle et lui caressa tendrement la nuque.
— J’aurais aimé te voir, murmura-t-il.
— C’est impossible.
— Impossible ? Pourquoi ? C’est aux cicatrices de tes opérations que tu penses ? Ce n’est rien. Elles font partie de toi, tu ne dois pas en avoir honte.
Il parlait avec une voix douce, rassurante. Camille avait envie de se serrer contre lui mais elle se retenait. Elle avait trop peur de tomber amoureuse. Elle avait déjà tellement la frousse de mourir.
Elle se redressa, puisa au hasard dans la pile de vêtements et enfila un maillot de corps. Puis elle alluma la lumière avant de s’asseoir au bord du lit. Elle poussa la flèche du métronome, qui se mit à se balancer, déclenchant le tic-tac régulier.