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— Il est mort il y a six mois. On l’a torturé, et assassiné.

L’Argentin blêmit.

— C’est horrible. Et… Et pourquoi vous venez ici, si loin de chez vous ?

Sharko lui tendit cette fois la photo d’El Bendito.

— Nous estimons que cette photo retrouvée chez Mickaël Florès est un élément suffisamment important de l’enquête pour justifier un déplacement.

Gonzalez mit un peu de temps à réagir, à l’évidence bouleversé par l’annonce du lieutenant.

— Je me souviens de ce moment où le photographe est venu ici, oui… Il est resté quelques jours, il a sympathisé avec Mario. Une fois, il a demandé à Mario d’aller sur les marches du bâtiment, de mettre ses mains devant ses yeux, comme s’il tenait des jumelles. Une vraie mise en scène qui a pris un sacré bout de temps. Mario n’est pas facile à… diriger. C’est une de ces photos-là que vous avez sous les yeux.

— Pourquoi Mickaël Florès est-il venu ici ?

— Il parcourait tous les foyers d’accueil, les structures sociales, les instituts d’aveugles de la ville. Quartier après quartier.

Sharko songeait aux différents hôtels de Buenos Aires dans lesquels Florès avait dormi.

— Il cherchait Mario ?

— Exactement.

— Pourquoi ?

— Suivez-moi.

Ils longèrent une salle avec de grosses imprimantes bizarres, puis un local informatique où des gens avec des casques étaient assis devant des ordinateurs. La plupart avaient les yeux fermés et semblaient méditer. Un silence incroyable régnait, comme dans une crypte. Sharko avait toujours imaginé le monde des aveugles comme un territoire de ténèbres, mais les couleurs s’étalaient partout. Au sol, sur les murs, les meubles, pareilles à des traces de vie. La lumière entrait en oblique par les fenêtres, comme pour éclairer chaque visage, pénétrer chaque rétine.

Plus loin, dans une petite bibliothèque, un homme était assis de dos, devant une table, les cheveux d’un noir flamboyant. Il oscillait légèrement d’avant en arrière, et ses deux mains grandes ouvertes couraient sur les pages du livre placé devant lui comme celles d’un pianiste.

— Voilà Mario. Il adore venir ici et parcourir les livres en braille. Malheureusement, il ne pourra jamais les lire ni les comprendre. Il est handicapé mental. Malformation du cerveau due à un retard de croissance, d’après les spécialistes qui l’ont ausculté. Il aurait une bonne quarantaine d’années, mais on ne sait pas avec précision. Il faudrait faire d’autres examens plus coûteux, et je n’ai pas l’argent. Je l’ai appelé Mario, mais j’ignore son véritable nom.

— Comment l’avez-vous connu ?

— Je l’ai trouvé il y a douze ans, à moitié mort dans le quartier de la villa Soldati, l’un des endroits les plus pauvres de la ville. Déshydraté, les pieds nus, en sang. Je n’ai jamais eu les moyens d’accueillir quelqu’un et, pourtant, je l’ai fait. Parce qu’il était là, sur mon chemin, comme une évidence. Je l’ai emmené et depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Je ne sais pas qui il est ni d’où il vient.

Gonzalez rayonnait d’une aura bienfaisante, Sharko le sentait. Un type né pour donner de son temps, aider les autres.

— L’Argentine a lancé depuis peu un grand programme ADN d’enfants enlevés pendant la dictature, poursuivit Gonzalez, dans le but de rendre aux familles leurs enfants disparus grâce à la correspondance génétique. Les Folles de la Plaza de Mayo sont l’unique organisation de femmes dans mon pays. Depuis près de trente ans, elles se battent pour retrouver leurs enfants enlevés par la dictature militaire. Sans corps, pas de mort, c’est leur devise. Aujourd’hui, l’ADN est une véritable aubaine pour elles. Parce que l’ADN ne peut pas mentir.

— Et il y a eu une correspondance ADN pour Mario ? demanda Sharko.

— Aucune. Mario est et restera sans doute un enfant du néant, comme des milliers d’autres. La seule chose qui soit jamais sortie de sa bouche est un prénom féminin. Florencia.

Le portable de Sharko vibra, c’était Lucie. Il le mit en mode silencieux.

— Excusez-moi… Florencia, vous dites. Sa mère ?

— Impossible de savoir.

— Et Mario était-il déjà aveugle quand vous l’avez recueilli ?

Gonzalez ouvrit la porte. Les deux mains de Mario se figèrent sur le papier épais, sur lequel se succédaient des ensembles de points en relief.

Lentement, il se retourna.

Sharko sentit son cœur se serrer.

Les paupières de l’homme retombaient à moitié sur deux cavités béantes.

Deux trous noirs, qui s’enfonçaient dans le visage comme deux puits asséchés.

Mario n’avait plus d’yeux.

— Comment aurait-il pu ne pas l’être ? se contenta de répondre Gonzalez.

48

Genomica était situé en pleine zone industrielle de Coslada, à la périphérie Nord de Madrid.

Heureux hasard, l’aéroport international Barajas n’était qu’à quatre kilomètres de là, Camille et Nicolas pourraient éviter l’enfer de la circulation madrilène pour retourner en France et même y aller à pied. Ils ne verraient la capitale espagnole que depuis le hublot de leur avion mais, globalement, ils s’en fichaient. Ils n’étaient pas là pour faire du tourisme.

Le bâtiment était impressionnant, mastodonte de verre et de métal, rectangulaire, sur deux étages. D’après les informations que Camille avait récupérées sur Internet, l’entreprise, fondée en 1990, était le leader espagnol dans la technologie de l’analyse ADN. Identification génétique médico-légale, diagnostic de maladies infectieuses, recherches d’individus par prélèvements sur place où à l’aide de kits qu’on pouvait commander en ligne. Elle était présente dans trente-sept pays du monde.

Tirant leur valise à roulettes, ils entrèrent dans le bâtiment. Ils n’avaient pas parlé de l’épisode de la veille, préférant le mettre de côté pour le moment. Nicolas avait pu mesurer, à travers ces quelques heures passées ensemble, toute la fragilité de la jeune femme et ses profondes fêlures qu’elle dissimulait derrière son physique de guerrière.

Eux qui pensaient être seuls dans les locaux furent surpris : on se serait cru à l’intérieur d’un commissariat de police un jour d’émeute. Des gens attendaient sur des bancs ou debout, et il y avait la queue à l’accueil, où travaillaient deux hôtesses. Ils remontèrent la file d’attente non sans provoquer des grognements. Nicolas montra sa carte tricolore à l’une des réceptionnistes : il menait une enquête et voulait discuter avec une personne qui s’occupait des bébés volés du franquisme.

— Comme tous ces gens, répliqua la jeune femme dans un soupir.

Elle passa un coup de fil, transmit l’identité de Nicolas Bellanger et lui indiqua le premier étage. Il suffisait de suivre le panneau « Perfil genético para búsqueda de familiares » — profil génétique pour la recherche de parents — et de se rendre dans la salle d’attente. Un médecin prévenu de leur visite allait les recevoir au plus vite.

La salle d’attente était pleine de monde — pour la plupart des femmes seules d’une cinquantaine d’années. Des brochures explicatives étaient à disposition sur des présentoirs. Nombre de ces feuillets étaient aux couleurs de l’ANADIR. Même sans parler l’espagnol, l’acronyme n’était pas bien difficile à comprendre : Asociación Nacional de Afectados por Adopciones Irregulares.

Nicolas savait à quel point les laboratoires de ce type étaient engorgés par les demandes. En France, il fallait parfois attendre six mois pour obtenir un retour de profil ADN suite à un cambriolage, alors que le test en lui-même ne prenait que quelques heures. Ici, en Espagne, il faudrait sans doute encore des années et beaucoup d’énergie pour réunir des centaines de milliers de membres d’une même famille.