Un homme appela Nicolas après une dizaine de minutes. Un écusson sur sa blouse blanche indiquait « Dr Martinez Fernandez ». Un vrai clone de Mario Bros. Dans un anglais convenable, il invita Camille et Nicolas à le suivre dans un bureau dont la paperasse montait quasiment jusqu’au plafond. Il scruta la carte tricolore de Nicolas et demanda s’il pouvait la photocopier, question de sécurité.
Le capitaine de police attendit que Fernandez lui rende sa carte et expliqua la situation, tout en montrant la photo de Maria Lopez : il voulait savoir si Lopez était venue ici et avait éventuellement réussi à retrouver son enfant.
— Vous connaissez la ville où elle habite ? demanda Fernandez tout en tapotant à son ordinateur.
— Elle est actuellement en hôpital psychiatrique, répliqua Camille. Mais elle habitait Matadepera il y a encore quelques mois.
— Très bien.
Il entra les données et valida. Gendarme et policier étaient suspendus à chacun de ses gestes.
— Oui, j’ai bien une Maria Lopez, Matadepera, dans notre base.
Il actionna la roulette de sa souris sans véritable entrain. On était dimanche un jour d’été, et Fernandez devait se coltiner des visiteurs à la pelle. Il en avait déjà ras le bol, ça se voyait à ses gestes ralentis.
— Elle a donné un échantillon de son ADN lors de la première campagne de sensibilisation menée par l’ANADIR qui a eu lieu à Valence, au début de l’année 2011. L’échantillon est remonté ici, on l’a enregistré dans la base en février 2011.
Il cliqua sur un bouton qui afficha une autre fenêtre. Ses sourcils se froncèrent légèrement.
— Il y a bien eu correspondance… Filiation mère fils, prouvée par l’ADN.
— De qui s’agit-il ?
— D’un dénommé Mickaël Florès, qui a envoyé son ADN grâce à nos kits de prélèvement. Ça coûte une centaine d’euros, ça évite les déplacements. Nous avons réceptionné son échantillon posté depuis la France, en juillet 2011.
Les deux Français se regardèrent, et Camille se recula sur son siège, perturbée. Cette hypothèse ne l’avait jamais vraiment quittée. Ainsi, Mickaël était bien le fils biologique de Maria Lopez. Le bébé qu’elle portait sur la photo prise à la Casa cuna.
Mais comment pouvait-il aussi être né à l’hôpital Lariboisière, à Paris ?
À moins que…
Les engrenages s’assemblèrent soudain dans la tête de la jeune femme. Elle s’excusa auprès du médecin, lui signala qu’ils revenaient dans deux minutes et entraîna Nicolas dans le couloir. Elle devait lui expliquer immédiatement son ressenti, ses déductions, de peur d’en perdre le fil.
— Tu te souviens de ces photos de la mère enceinte, puis du bébé âgé d’un mois environ, dans l’album de famille ?
— À peu près, oui.
— Est-ce que tu te rappelles avoir vu des photos de la naissance ou du bébé à la maternité ?
Nicolas réfléchit.
— Non. Je crois que les premiers clichés commençaient quand le bébé était un peu plus grand.
— Exact. Il n’y a rien entre les deux, parce que les pages ont été arrachées. Arrachées, pour la simple et bonne raison que le bébé né à Lariboisière ne ressemblait pas à Mickaël. Et si le vrai fils biologique de Jean-Michel Florès et de sa femme était en réalité le petit squelette au crâne meurtri ?
Nicolas fixait Fernandez dans l’entrebâillement de la porte. L’homme avait le nez rivé à son écran, l’air dubitatif.
— Leur bébé aurait eu une sorte d’accident qu’ils auraient camouflé ?
— Oui. Imagine la mère qui laisse tomber le môme sans le faire exprès, par exemple. Un bête accident domestique, mais fatal au nourrisson. Ou alors, un bébé secoué suite à un accès de colère. Le nouveau-né meurt sur le coup. Le mari découvre l’horrible drame ou en est l’auteur. Bref, peu importe. Abattu, désemparé, les Florès décident de ne rien dire pour éviter des ennuis avec la justice.
— Et donc, dans tous les cas, il faut agir.
— Jean-Michel Florès sait qu’il peut acheter un bébé en Espagne, parce qu’il a des relations, qu’il a entendu parler du réseau d’adoptions illégales. Les deux parents se coupent de la famille, déménagent pour éviter que les proches ne se rendent compte que le bébé est différent…
Nicolas acquiesça et compléta la déduction de Camille :
— Mais la femme de Jean-Michel ne supporte pas cette abomination d’élever un enfant étranger, volé, aux cheveux aussi noirs qu’elle est blonde. Elle finit par se suicider en se jetant sous un train.
— Exact. Tout cela fonctionne à merveille. Des années plus tard, le père, incapable de garder son secret plus longtemps, annonce sans doute la vérité à Mickaël. Il lui révèle alors où il a enterré le corps de son fils biologique, lui donne l’album photo, lui avoue tout. Mickaël entend parler du grand programme ADN lancé par l’Espagne. Il donne alors son ADN pour retrouver sa mère biologique : Maria Lopez.
L’hypothèse se tenait. Camille lut de l’admiration dans les yeux de Nicolas et retourna dans le bureau. Elle s’installa de nouveau face à Fernandez.
— Comment ça se passe lorsqu’il y a une correspondance entre deux ADN ? demanda la jeune femme. Vous contactez les personnes concernées ?
Fernandez répondit lorsque Nicolas fut assis à son tour.
— On informe toujours en priorité l’enfant, on lui dit qu’on a trouvé une correspondance et on lui demande s’il souhaite connaître sa mère. En général, c’est oui, c’est la raison de leur présence dans notre base, mais il arrive que certains se rétractent au dernier moment parce que leur situation familiale a évolué entre-temps, par exemple. S’ils veulent poursuivre, on leur fait signer des papiers ici, dans notre centre, qui attestent de leur identité. Quand tout est en règle, on fournit à ces enfants les coordonnées de leur mère. On informe également ANADIR, dont le siège social se trouve ici, à Madrid. L’association met à jour ses statistiques et peut ainsi, par la suite, apporter du soutien judiciaire voire financier aux familles qui se reconstituent.
Il déplaça sa souris rapidement.
— Mais concernant le cas dont vous me parlez, il y a quelque chose de stupéfiant, fit-il en se touchant le menton. Il n’y a pas seulement deux enregistrements dans la base, mais trois.
Camille sentit sa gorge se nouer.
— Trois ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— On a reçu l’échantillon d’un certain Frédéric Charon, en février 2012…
Le nom prononcé glaça ses interlocuteurs. Charon… L’homme qu’ils traquaient. Celui qui avait fait traverser le Styx à Loiseau.
— … Soit huit mois après celui de Mickaël Florès, poursuivit-il. C’est incroyable. Le profil ADN, différent de celui de Mickaël, indique néanmoins une filiation avec Maria Lopez.
Il leva ses yeux noirs vers ses interlocuteurs, qui retenaient leur souffle.
— Maria Lopez a accouché de frères dizygotes. Des faux jumeaux.
49
Au centre pour aveugles, Sharko et Jose Gonzalez s’étaient enfermés dans un bureau qui n’était rien d’autre qu’un cube de placo peint à la va-vite.
L’Argentin pria le lieutenant de s’asseoir face à lui, avant de poursuivre la conversation entamée dans les couloirs.
— Mickaël Florès était quelqu’un d’extrêmement prudent et secret, dit Gonzalez. Il n’a jamais voulu me dire d’où il venait ni où il allait, parce qu’il pensait que ce serait dangereux si je savais. Il me disait que, après son départ, il fallait continuer à vivre comme on l’avait toujours fait avec Mario, et ne pas se poser de questions. Oublier sa visite, son visage.