Gonzalez se pencha vers l’écran.
— Corrientes… C’est une région très sauvage et marécageuse, il n’y a rien de spécial là-bas. Quant à Arequito, c’est tout petit, au milieu de nulle part. Jamais entendu parler… Mais si on reste dans la logique du photographe et qu’on se dit qu’il recherchait un enfant handicapé ou aveugle, on devrait trouver. Vous permettez ?
Sharko s’écarta un peu, Gonzalez entra des informations en espagnol dans Google et valida. Ses yeux parcoururent les lignes renvoyées par le moteur de recherche, il recommença en tapant d’autres mots clés et, cette fois, il parut satisfait.
— Ça y est… On tient quelque chose. Il n’y a strictement rien à Arequito, mais…
Il revint à la carte et pointa une ville du doigt. Elle était située à une trentaine de kilomètres de Corrientes.
— Torres del Sol, une toute petite ville collée aux gigantesques marécages. Le moteur de recherche indique qu’il y a un gros hôpital psychiatrique à cet endroit. La Colonia Montes de Oca. C’est le seul des environs, semble-t-il. Et si Mario venait de là-bas ?
Sharko fixa la carte avec attention. Une ville située au bord d’un labyrinthe d’eau et de terre. Une nature environnante sauvage, primaire. Il eut comme la sensation que c’était là-bas, dans cet endroit du bout du monde, qu’il trouverait peut-être toutes ses réponses.
En prenant l’itinéraire inverse de Mickaël Florès, il remontait aux origines, comme un archéologue qui, à partir d’un vestige recueilli à la surface, reconstitue une maison entière.
Gonzalez cliqua sur l’un des liens mais tomba sur un site qui n’existait plus.
— C’est bizarre, fit-il, on dirait que je n’arrive pas à obtenir d’informations sur cet hôpital psychiatrique…
— La localisation me suffit, répliqua Sharko qui se levait déjà.
Il remercia chaleureusement Jose Gonzalez. L’Argentin se leva et le fixa dans les yeux :
— Donnez-moi des nouvelles si vous apprenez quoi que ce soit sur les origines de Mario, fit-il. Ça me tient vraiment à cœur. Et si vous avez besoin d’aide, d’informations, n’hésitez pas. J’aimerais tant avoir des réponses que j’ai si longtemps cherchées.
— Vous pouvez compter sur moi.
Une heure plus tard, Sharko louait une voiture dans une agence du quartier. Il se mettrait en route très tôt le lendemain, parce qu’il aurait sept cents bornes à avaler d’un trait. Son voyage en Argentine ne serait pas une promenade de santé, finalement.
Il ferma les yeux, soupirant longuement.
Dans sa tête, le visage aux yeux mutilés continuait à le hanter.
Sharko eut l’impression de discerner, au plus profond de ces trous béants, la silhouette obscure de l’un de ceux qu’ils traquaient.
Et l’éclat sinistre de son scalpel.
50
Camille et Nicolas n’en revenaient pas.
Maria Lopez avait donné naissance à deux frères.
Des faux jumeaux, séparés dès la naissance dans la Casa cuna et revendus à des familles différentes.
Des êtres du même sang qui avaient grandi sans la conscience d’avoir été adoptés.
Et que des tests ADN avaient, quarante et un ans plus tard, réunis dans d’atroces circonstances.
Camille menait l’entretien. Elle avait l’impression de tenir un poisson sur le point de lui glisser entre les doigts. Elle déglutit et posa la question qui lui brûlait les lèvres.
— Vous avez les coordonnées de ce frère ?
Le docteur Fernandez secoua la tête.
— Il n’a donné aucune adresse. Juste un numéro de téléphone portable où le joindre.
Camille serra les poings. Nul doute que Charon n’était pas son vrai nom et que, s’il était aussi prudent que Loiseau ou Florès, il avait communiqué un numéro temporaire.
— De quel endroit est parti l’échantillon ADN qu’il vous a envoyé ? demanda Nicolas.
— De Paris. L’arrondissement n’a pas été entré dans le logiciel, désolé. D’après la fiche informatique, nous l’avons contacté le 11 février 2012. Il est venu ici dès le 12, pour obtenir les coordonnées de son frère et de sa mère.
— Vous lui avez donc fait signer des papiers officiels, quelque chose ?
— Moi ou mes collègues, oui. Je n’ai pas le souvenir de m’être occupé de lui. On reçoit tellement de monde que je ne pourrais vous dire si je l’ai vu. On demande la carte d’identité pour remplir les papiers, et des informations d’état civil.
— Où sont ces papiers ?
Fernandez se leva.
— Tout est centralisé dans une salle, à côté. Deux secondes…
Il sortit. Camille fixa Nicolas.
— Fais une prière pour que ça fonctionne ! On tient peut-être le troisième élément du quatuor maudit. Le chef supposé de cette bande de tarés.
Mais ses espoirs s’envolèrent lorsqu’elle vit l’expression confuse du visage de Fernandez. Il était accompagné d’une femme.
— Je ne comprends pas, il n’y a pas de fiche, dit le médecin.
— Vous êtes bien certain ?
— Malheureusement, oui. On est trois à pratiquer les recoupements. (Il désigna la collègue à ses côtés.) Cette histoire de frères était suffisamment remarquable pour que Lourdes se souvienne un peu de lui.
— De quoi vous souvenez-vous ? demanda Nicolas en se levant.
La collègue haussa les épaules.
— Il parlait parfaitement l’espagnol, mais avec l’accent argentin. Je lui ai demandé de quelle région d’Argentine lui venait son accent, il ne m’a pas répondu.
Nicolas réfléchit, des éléments s’emboîtaient enfin. Charon, un Argentin… Le voyage de Mickaël en Amérique latine… Aucun doute, c’était là-bas que se trouvait le nœud de leur enquête.
C’était donc Charon que Sharko traquait.
— Vous avez dû voir sa carte d’identité ? Sa fiche ? demanda le capitaine de police.
La femme secoua la tête.
— Il m’a embobinée. Je lui ai donné les coordonnées de sa mère et de son frère avant qu’il remplisse la fiche. Il était tellement… impatient… Et convaincant. À un moment, je suis allée chercher un papier et, quand je suis revenue, il avait disparu. C’est tout ce dont je me souviens, désolée.
Nicolas la remercia, puis se tourna vers Fernandez.
— Vous ne disposez pas d’enregistrements vidéo, rien ?
— Il y a des caméras de surveillance, mais elles n’enregistrent pas. Il vous reste toujours son ADN et ces quelques données informatiques dont nous avons parlé. Il a peut-être essayé de les effacer elles aussi, mais les sauvegardes journalières font que, même en supprimant un enregistrement, la base de données reste toujours fiable et indestructible.
— Vous pouvez me sortir sa fiche informatique ?
— Bien sûr… Mais je ne puis vous communiquer son profil ADN sans que vous me fournissiez les autorisations nécessaires. Vous vous doutez que ces informations-là ne peuvent sortir de nos laboratoires que dans des conditions très strictes.
— Évidemment. Vous obtiendrez ces autorisations dès notre retour en France.
Il récupéra l’imprimé que Fernandez lui tendit et considéra la feuille. Il n’y avait rien de plus que ce qu’il venait d’apprendre par oral.
Les deux gradés quittèrent le bâtiment avec un sentiment mitigé, à la fois satisfaits et en colère.
— Charon nous glisse entre les doigts, grogna Camille. C’est rageant. On a l’impression de le tenir, et pourtant…