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Le soir du sixième jour, sa terreur d’être quittée par Wronsky devint si vive qu’elle voulut partir, mais elle se contenta du billet qu’elle envoya par un exprès. Dès le lendemain matin elle regretta ce mouvement de vivacité en recevant un mot de Wronsky qui lui expliquait son retard. Aussitôt la crainte de le revoir s’empara d’elle; comment supporterait-elle la sévérité de son regard en apprenant que sa fille n’avait pas été sérieusement malade? Malgré tout, son retour était un bonheur; il regretterait peut-être sa liberté et trouverait sa chaîne pesante, mais il serait là, elle le verrait et ne le perdrait pas de vue.

Assise sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine, écoutant au dehors les rafales du vent, et tendant l’oreille ou moindre bruit pour épier l’arrivée du comte. Après s’être trompée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix du cocher et le roulement de la voiture sous le péristyle. La princesse Barbe, qui faisait une patience, l’entendit également. Anna se leva; elle n’osait pas descendre comme elle l’avait fait deux fois déjà, et, rouge, confuse, inquiète de l’accueil qu’elle recevrait, elle s’arrêta. Toutes ses susceptibilités s’étaient évanouies, elle ne redoutait plus que le mécontentement de Wronsky et, vexée de se rappeler que la petite allait à merveille, elle en voulait à l’enfant de s’être rétablie au moment même où elle expédiait sa lettre. Mais, à l’idée qu’elle allait le revoir, lui, toute autre pensée disparut, et lorsque le son de sa voix parvint jusqu’à elle, la joie l’emporta: elle courut au-devant de son amant.

«Comment va Anny? demanda-t-il avec inquiétude du bas de l’escalier, la voyant rapidement descendre; il s’était assis pour se faire débarrasser de ses bottes fourrées.

– Bien mieux.

– Et toi?»

Elle lui saisit les deux mains et l’attira vers elle sans le quitter des yeux.

«J’en suis bien aise», dit-il froidement, examinant une toilette qu’il savait avoir été mise pour lui.

Ces attentions lui plaisaient, mais elles lui plaisaient depuis trop longtemps; et l’expression d’immobile sévérité que redoutait Anna s’arrêta sur son visage.

«Comment vas-tu?» demanda-t-il en lui baisant la main après s’être essuyé la barbe, que le froid avait mouillée.

«Tant pis, pensa Anna: pourvu qu’il soit ici, tout m’est égal, et quand je suis là, il n’ose pas ne pas m’aimer.»

La soirée se passa gaiement en présence de la princesse, qui se plaignit qu’Anna prenait de la morphine.

«Je n’y puis rien, mes pensées m’empêchent de dormir; quand il est là, je n’en prends presque jamais.»

Wronsky raconta les divers épisodes de l’élection, et Anna sut le questionner habilement et l’amener à parler de ses succès; à son tour elle raconta ce qui s’était passé en l’absence de Wronsky et ne lui dit que des choses qui pouvaient lui plaire.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Anna voulut effacer l’impression désagréable produite par sa lettre, et, plus sûre d’elle-même, elle dit:

«Avoue que tu as été mécontent de ma lettre et que tu n’y as pas cru?

– Oui, répondit-il, – et, malgré la tendresse qu’il lui témoignait, elle comprit qu’il ne pardonnait pas. – Ta lettre était étrange: Anny, m’écrivais-tu, t’inquiétait, et cependant tu voulais venir toi-même?

– L’un et l’autre étaient vrais.

– Je n’en doute pas.

– Si, tu en doutes; je vois que tu es fâché.

– Pas du tout; mais ce qui me contrarie, c’est que tu ne veuilles pas admettre des devoirs…

– Quels devoirs? celui d’aller au concert?

– N’en parlons plus.

– Pourquoi ne plus en parler?

– Je veux dire qu’il peut se rencontrer des devoirs impérieux; ainsi il faudra que j’aille à Moscou pour affaires… mais, Anna, pourquoi t’irriter ainsi quand tu sais que je ne puis vivre sans toi?

– Si c’est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton, si tu arrives un jour pour repartir le lendemain, si tu es fatigué de cette vie…

– Anna, ne sois pas cruelle; tu sais que je suis prêt à te sacrifier tout.»

Elle continua sans l’écouter:

«Quand tu iras à Moscou, je t’accompagnerai: je ne reste pas seule ici. Vivons ensemble ou séparons-nous.

– Je ne demande qu’à vivre avec toi, mais pour cela il faut…

– Le divorce? J’écrirai. Je reconnais que je ne puis continuer à vivre ainsi; je te suivrai à Moscou.

– Tu dis cela d’un air de menace, mais c’est tout ce que je souhaite», dit Wronsky en souriant.

Le regard du comte en prononçant ces paroles affectueuses, restait glacial comme celui d’un homme exaspéré par la persécution:

«Quel malheur!» disait ce regard, et elle le comprit. Jamais l’impression qu’elle ressentit en ce moment ne s’effaça de son esprit.

Anna écrivit à Karénine pour lui demander le divorce, et vers la fin de novembre, après s’être séparée de la princesse Barbe, que ses affaires rappelaient à Pétersbourg, elle vint s’installer à Moscou avec Wronsky.

SEPTIÈME PARTIE

I

Les Levine étaient à Moscou depuis deux mois, et le terme fixé par les autorités compétentes pour la délivrance de Kitty se trouvait dépassé sans que rien fît présager un dénouement prochain; aussi commençait-on à se préoccuper dans l’entourage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcher le moment fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme; cet enfant qu’elle attendait existait déjà pour elle; il manifestait même son indépendance en la faisant parfois souffrir; mais cette douleur étrange et inconnue n’amenait qu’un sourire sur ses lèvres; elle sentait naître en son cœur un amour nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussi complet, jamais elle ne s’était sentie plus gâtée, plus choyée de tous les siens: pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la fin d’une situation qu’on savait lui rendre si douce? Le seul côté fâcheux qu’elle constatât dans leur vie moscovite était le changement survenu dans le caractère de son mari: elle le trouvait inquiet, ombrageux, oisif, agité sans but; était-ce l’homme qu’elle avait connu toujours utilement occupé à la campagne, et dont elle admirait la dignité tranquille et la cordiale hospitalité? Elle ne le reconnaissait plus et cette transformation lui causait, un sentiment voisin de la pitié. La jeune femme était seule du reste à éprouver cette compassion, car elle s’avouait que rien dans son mari n’excitait la commisération, et quand elle se plaisait à étudier l’effet qu’il produisait en société, c’était plutôt sa jalousie qui risquait d’être mise en éveil. Mais, tout en reprochant à Levine son incapacité à s’accommoder d’une existence nouvelle, Kitty reconnaissait que Moscou lui offrait peu de ressources. Quelles occupations pouvait-il s’y créer? Il n’aimait ni les cartes ni la compagnie des viveurs comme Oblonsky, ce dont elle rendait grâces au ciel; le monde ne l’amusait pas: pour s’y plaire il aurait dû rechercher la société des femmes; que lui restait-il donc en dehors du corde monotone de la famille? Levine avait bien songé à terminer son livre, et commencé des recherches dans les bibliothèques publiques, mais il avoua à Kitty qu’il se déflorait à lui-même l’intérêt de son travail lorsqu’il en parlait, et d’ailleurs le temps lui manquait pour rien faire de sérieux.