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Les conditions particulières de leur vie de Moscou eurent en revanche un résultat inattendu, celui de faire cesser leurs querelles; la crainte que tous deux avaient éprouvée de voir renaître des scènes de jalousie se trouva vaine, même à la suite d’un incident imprévu, la rencontre de Wronsky. Kitty, en compagnie de son père, le rencontra un jour chez sa marraine la princesse Marie Borissowna. En retrouvant ces traits autrefois si connus, elle sentit son cœur battre à l’étouffer, et son visage devenir pourpre; mais ce fut le seul reproche qu’elle eut à s’adresser, car son émotion ne dura qu’une seconde. Le vieux prince se hâta d’entamer une discussion animée avec Wronsky, et l’entretien n’était pas achevé que Kitty aurait pu soutenir la conversation elle-même sans que son sourire ou l’intonation de sa voix eût prêté aux critiques de son mari, dont elle subissait l’invisible surveillance. Elle échangea quelques mots avec Wronsky, sourit lorsqu’il appela l’assemblée de Kachine «notre parlement», pour montrer qu’elle comprenait la plaisanterie, puis s’adressa à la vieille princesse, et ne tourna la tête que lorsque Wronsky se leva pour partir: elle lui rendit alors son salut simplement et poliment.

Le vieux prince ne fit, en sortant, aucune remarque sur cette rencontre; mais Kitty comprit à une nuance particulière de tendresse qu’il était content d’elle, et lui fut reconnaissante de son silence. Elle aussi était satisfaite d’avoir été maîtresse de ses sentiments au point de revoir Wronsky presque avec indifférence.

«J’ai regretté ton absence, dit-elle à son mari en lui racontant cette entrevue, ou du moins j’aurais voulu que tu pusses me voir par le trou de la serrure, car devant toi je serais devenue trop rouge, et n’aurais peut-être pas conservé mon aplomb; vois comme je rougis maintenant!»

Et Levine, d’abord plus rouge qu’elle, et l’écoutant d’un air sombre, se calma devant le regard sincère de sa femme, et lui fit, comme elle le désirait, quelques questions. Il déclara même qu’à l’avenir il ne se conduirait plus aussi sottement qu’aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.

«C’est un sentiment si pénible que de craindre la vue d’un homme et de le considérer comme un ennemi», dit-il.

II

«N’oublie pas de faire une visite aux Bohl, rappela Kitty à son mari, lorsque avant de sortir il entra vers onze heures du matin dans sa chambre. Je sais que tu dînes au club avec papa, mais que fais-tu ce matin?

– Je vais chez Katavasof.

– Pourquoi de si bonne heure?

– Il m’a promis de me faire faire la connaissance d’un savant de Pétersbourg, Métrof, avec lequel je voudrais causer de mon livre.

– Et après?

– Au tribunal, pour l’affaire de ma sœur.

– Tu n’iras pas au concert?

– Que veux-tu que j’y aille faire tout seul?

– Je t’en prie, vas-y, on donne deux œuvres nouvelles qui t’intéresseront.

– En tout cas, je rentrerai avant dîner pour te voir.

– Mets ta redingote pour pouvoir passer chez les Bohl.

– Est-ce bien nécessaire?

– Certainement, le comte est venu lui-même chez nous.

– J’ai tellement perdu l’habitude des visites, que je me sens tout honteux;’il me semble toujours qu’on va me demander de quel droit un étranger comme moi, qui ne vient pas pour affaires, s’introduit dans une maison.»

Kitty se mit à rire.

«Tu faisais bien des visites quand tu étais garçon?

– C’est vrai, mais ma confusion était la même»; et, baisant la main sa femme, il allait sortir, lorsque celle-ci l’arrêta:

«Kostia, sais-tu qu’il ne me reste plus que cinquante roubles? Je ne fais pas de dépenses inutiles, il me semble, ajouta-t-elle en voyant le visage de son mari se rembrunir; cependant l’argent disparaît si vite qu’il faut que notre organisation pèche de quelque côté.

– Nullement, répondit Levine avec une petite toux qu’elle savait être un signe de contrariété. J’entrerai à la Banque, D’ailleurs j’ai écrit à l’intendant de vendre le blé et de toucher d’avance le loyer du moulin. L’argent ne manquera pas.

– Je regrette parfois d’avoir écouté maman; je vous fatigue tous à m’attendre, nous dépensons un argent fou: pourquoi ne sommes-nous pas restés à la campagne? Nous y étions si bien!

– Moi, je ne regrette rien de ce que j’ai fait depuis notre mariage.

– Est-ce vrai? dit-elle en le regardant bien en face. À propos, sais-tu que la position de Dolly n’est plus tenable? nous en avons causé hier avec maman et Arsène (le mari de sa sœur Nathalie) et ils ont décidé que vous parleriez sérieusement à Stiva, car papa n’en fera rien.

– Je suis, prêt à suivre l’avis d’Arsène, mais que veux-tu que nous y fassions? En tout cas, j’entrerai chez les Lvof, et peut-être alors irai-je au concert avec Nathalie.»

Le vieux Kousma, qui remplissait en ville les fonctions de majordome, apprit à son maître en le reconduisant qu’un des chevaux boitait. Levine avait cherché, en s’installant à Moscou, à s’organiser une écurie convenable qui ne lui coûtât pas trop cher; mais il fut obligé de reconnaître que des chevaux de louage étaient moins dispendieux, car pour ménager ses bêtes il prenait des isvoschiks à chaque instant. C’est ce qu’il fit encore ce jour-là, s’habituant peu à peu à trancher d’un mot les difficultés qui représentaient une dépense. Le premier billet de cent roubles lui avait seul été pénible à dépenser: il s’agissait d’acheter des livrées aux domestiques, et, en songeant que cent roubles représentaient les gages de deux ouvriers à l’année, ou de trois cents journaliers, Levine avait demandé si les livrées étaient indispensables. Le profond étonnement de la princesse et de Kitty à cette question lui ferma la bouche. Au second billet de cent roubles (pour l’achat des provisions nécessaires à un grand dîner de famille) il hésita moins, quoiqu’il supputât encore mentalement le nombre de mesures d’avoine représenté par cet argent. Depuis lors, les billets s’envolaient, pareils à de petits oiseaux; Levine ne demanda plus si le plaisir acheté par son argent était proportionné au mal qu’il donnait à gagner, il oublia ses principes arrêtés sur le devoir de vendre son blé au plus haut prix possible, il ne songea même plus à se dire que le train qu’il menait l’endetterait promptement.

Avoir de l’argent à la Banque pour subvenir aux besoins journaliers du ménage fut dorénavant son seul objectif; jusqu’ici il n’avait pas été gêné, mais la demande de Kitty venait de le troubler! Comment se procurerait-il de l’argent plus tard? Plongé dans ces réflexions, il monta en isvoschik et se rendit chez Katavasof.

III

Levine s’était beaucoup rapproché de son camarade d’Université; tout en admirant son jugement, «il pensait que la netteté des conceptions de Katavasof découlait de la pauvreté de nature de son ami; Katavasof pensait que l’incohérence d’idées de Levine provenait d’un manque de discipline dans l’esprit; mais la clarté de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse d’une pensée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l’autre». Le professeur avait décidé Levine à lui lire une partie de son ouvrage; frappé par l’originalité de quelques points de vue, il proposa à Levine de le mettre en rapports avec un savant éminent, le professeur Métrof, qui se trouvait momentanément à Moscou, et auquel il avait parlé des travaux de son ami.