– Ainsi vous venez du club?» dit Anna à son frère, se penchant vers lui pour lui parler à voix basse.
«Voilà une femme!» pensa Levine absorbé dans la contemplation de cette physionomie mobile, qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la curiosité, la colère et la fierté; mais l’émotion d’Anna fut passagère; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la petite Anglaise:
«Please, order the tea in the drawing-room», dit-elle.
L’enfant se leva et sortit.
«A-t-elle bien passé son examen? demanda Stépane Arcadiévitch.
– Parfaitement; c’est une jeune fille pleine de moyens et d’un naturel charmant.
– Tu finiras par la préférer à ta propre fille.
– Voilà bien un jugement d’homme! Peut-on comparer ces deux affections? J’aime ma fille d’une façon, celle-ci d’une autre.
– Ah! si Anna Arcadievna voulait dépenser au profit d’enfants russes la centième partie de l’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels services son énergie ne rendrait-elle pas! Elle accomplirait de grandes choses.
– Que voulez-vous? cela ne se commande pas. Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d’un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regard approbateur et respectueux) m’a fort encouragée à visiter les écoles à la campagne; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’y intéresser. Vous parlez d’énergie? mais la base de l’énergie, c’est l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embarrassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise, je n’en sais rien.»
Elle regarda encore Levine comme pour lui prouver qu’elle ne parlait que dans le but d’obtenir son approbation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.
«Combien je suis de votre avis, s’écria celui-ci: on ne saurait mettre son cœur dans ces questions scolaires; aussi les institutions philanthropiques restent-elles généralement lettre morte.
– Oui, dit Anna après un moment de silence, je n’ai jamais réussi à aimer tout un ouvroir de vilaines petites filles, je n’ai pas le cœur assez large; pas même maintenant où j’aurais tant besoin d’occupation!» ajouta-t-elle d’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât à son frère. Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette demi-confidence, elle changea de conversation.
«Vous avez la réputation d’être un assez médiocre citoyen, dit-elle en souriant à Levine, mais je vous ai toujours défendu.
– De quelle façon?
– Cela dépendait des attaques. Mais si nous allions prendre le thé, fit-elle en se levant et prenant un livre relié sur la table.
– Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Varkouef en montrant le livre.
– Non, c’est trop peu de chose.
– Je lui en ai parlé, murmura Stépane Arcadiévitch en désignant Levine.
– Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces petits ouvrages faits par des prisonniers, qu’on nous vendait jadis; ce sont des œuvres de patience…» Levine fut frappé du besoin de sincérité de cette femme remarquable, comme d’un charme de plus; elle ne voulait pas dissimuler les épines de sa situation, et ce beau visage prit une expression grave qui l’embellit encore. Levine jeta un dernier coup d’œil au merveilleux portrait, tandis qu’Anna prenait le bras de son frère, et un sentiment de tendresse et de pitié s’empara de lui. Mme Karénine laissa les deux hommes passer au salon, et resta en arrière pour causer avec Stiva. De quoi lui parlait-elle? Du divorce? De Wronsky? Levine ému n’entendit rien de ce que lui raconta Varkouef sur le livre écrit par la jeune femme. On causa pendant le thé; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et tous les quatre semblaient déborder d’idées; mais on s’arrêtait pour laisser parler son voisin, et tout ce qui se disait prenait pour Levine un intérêt spécial. Il écoutait Anna, admirait son intelligence, la culture de son esprit, son tact, son naturel, et cherchait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses sentiments. Lui, si prompt à la juger et si sévère jadis, ne songeait plus qu’à l’excuser, et la pensée qu’elle n’était pas heureuse, et que Wronsky ne la comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de onze heures lorsque Stépane Arcadiévitch se leva pour partir; Varkouef les avait déjà quittés depuis quelque temps. Levine se leva aussi, mais à regret; il croyait être là depuis un moment seulement!
«Adieu, lui dit Anna en retenant une de ses mains dans les siennes avec un regard qui le troubla. Je suis contente que la glace soit rompue. Dites à votre femme que je l’aime comme autrefois, et si elle ne peut me pardonner ma situation, dites-lui combien je souhaite que jamais elle ne vienne à la comprendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert, et que Dieu l’en préserve!
– Je le lui dirai», répondit Levine en rougissant.
XI
«Pauvre et charmante femme!» pensa Levine en se retrouvant dans la rue à l’air glacé de la nuit.
«Que t’avais-je dit? lui demanda Oblonsky en le voyant conquis: n’avais-je pas raison?
– Oui, répondit Levine d’un air pensif, cette femme est vraiment remarquable, et la séduction qu’elle exerce ne tient pas seulement à son esprit: on sent qu’elle a du cœur. Elle fait peine!
– Dieu merci, tout s’arrangera j’espère; mais que ceci te prouve qu’il faut se méfier des jugements téméraires. Adieu, nous allons de côtés différents.»
Levine rentra chez lui, subjugué par le charme d’Anna, cherchant à se rappeler les moindres incidents de la soirée, et persuadé qu’il comprenait cette personne supérieure.
Kousma en ouvrant la porte apprit à son maître que Catherine Alexandrovna se portait bien, et que ses sœurs venaient à peine de la quitter; il lui remit en même temps deux lettres, et Levine les parcourut aussitôt. L’une était de son intendant, qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prix convenable; l’autre de sa sœur, qui lui reprochait de négliger son affaire de tutelle.
«Eh bien, nous vendrons au-dessous de notre prix, pensa-t-il tranchant légèrement la première question; quant à ma sœur, elle est dans son droit en me grondant, mais le temps passe si rapidement que je n’ai pas trouvé le moyen d’aller au tribunal aujourd’hui, et j’en avais cependant l’intention.»
Il se jura d’y aller le lendemain et, se dirigeant vers la chambre de sa femme, jeta un coup d’œil rétrospectif sur sa journée: qu’avait-il fait, sinon causer, toujours causer? Aucun des sujets abordés ne l’eût occupé à la campagne, ils ne prenaient d’importance qu’ici, et, quoique ces entretiens n’eussent rien de répréhensible, il se sentit comme un remords au fond du cœur en se rappelant son attendrissement de mauvais aloi sur Anna.
Kitty était triste et rêveuse; le dîner des trois sœurs avait été gai; cependant, Levine ne rentrant pas, la soirée leur avait paru longue.
«Qu’es-tu devenu? lui demanda-t-elle, remarquant un éclat suspect dans ses yeux, mais se gardant bien de le dire pour ne pas arrêter son expansion.
– J’ai rencontré Wronsky au club et j’en suis bien aise; cela s’est passé naturellement, et dorénavant il n’y aura plus de gêne entre nous, quoique mon intention ne soit pas de rechercher sa société.» Et tout en disant ces mots il rougit, car pour «ne pas rechercher sa société» il avait été chez Anna en sortant du club. «Nous nous plaignons des tendances du peuple à l’ivrognerie, mais je crois que les hommes du monde boivent tout autant, et ne se bornent pas à se griser les jours de fête.»