Trente secondes plus tard, tous les invités étaient à leur table ; celle du Sultan ne comptait que des Brunéiens.
Peu à peu les conversations reprirent, sans atteindre vraiment la folle animation… Tout le monde se dévissait la tête pour voir comment se comportait Hassanal Bolkiah, comme si on s’était attendu à ce qu’il se mette à laper son assiette. Le malheureux semblait s’ennuyer mortellement entre son grand Chambellan, son aide de camp et quatre autres Brunéiens, dont la princesse Azizah.
— Ce n’est pas gai, hein ! souffla Angelina, sa cuisse serrée contre celle de Malko. Pourtant les gens se battent pour ces invitations…
En quarante minutes ce fut expédié… Le grand Chambellan se leva et claqua des mains. Comme un seul homme, les invités se dressèrent, la dernière bouchée dans le bec… Déjà le Sultan se dirigeait vers l’escalier menant au premier étage.
Tous le suivirent jusqu’à une grande salle avec des chaises entourant une piste de danse. Un orchestre philippin jouait une musique aussi entraînante qu’une marche funèbre. Les musiciens semblaient si constipés qu’ils faisaient pitié. Droit comme un I, le jeune Sultan comptait les mouches. L’orchestre s’arrêta et tout le monde applaudit. Malko rongeait son frein, pensant à Peggy Mei-Ling qui se trouvait probablement à moins d’un kilomètre… Les musiciens enchaînaient sans faiblir, au même rythme soporifique.
Enfin, une demi-heure plus tard, le Sultan se leva. Bruits de talons. Il passa entre les invités, distribuant quelques sourires et disparut. Une grande partie des Brunéiens lui emboîta le pas et une douzaine de couples d’étrangers se retrouvèrent sur la piste. Angelina tira Malko par la main.
— Viens.
L’orchestre jouait ce qui pouvait passer auprès d’une oreille non exercée pour un slow. Angelina en profita pour se coller ostensiblement à Malko, qui lui demanda
— Combien de temps va durer cette punition ? Pas longtemps, fit-elle en pouffant.
Effectivement, vingt minutes plus tard, l’orchestre s’arrêta et commença à plier bagages. Le dernier carré d’invités redescendit au bar. C’était déjà un peu plus gai. D’autres étaient arrivés, qui n’avaient pas eu l’honneur insigne de participer au dîner.
Malko s’aperçut soudain que son pantalon d’alpaga brillait d’une curieuse façon… Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’Angelina l’avait constellé de paillettes en se serrant contre lui…
Un petit Chinois au crâne chauve se précipita vers la jeune femme avec un sourire servile. Mr Khoo, celui qu’Hildegarde avait étiqueté comme entremetteur.
— Mrs Fraser ! You are beautiful ! Je pourrais vous dire un mot ?
Angelina le suivit après un clin d’œil à Malko, et revint quelques instants plus tard en riant. Il n’eut pas le temps de lui demander ce que voulait Mr Khoo. Al Mutadee Hadj Ali s’avançait vers eux, toutes dents dehors. Son sourire s’adressait plutôt à Angelina. Il lui prit la main et la baisa comme un sucre d’orge. Après avoir quand même dit bonsoir à Malko, il s’excusa
— Je n’ai pas pu vous parler tout à l’heure, j’étais avec Sa Majesté. Elle est partie au palais de Yang Maha Pingeran.
Il avait beau sourire à Malko, son regard ne quittait pas le décolleté d’Angelina. Visiblement furieux de la trouver en compagnie de Malko. Celui-ci n’arrivait pas à croire qu’il avait en face de lui l’organisateur du complot. Son attitude envers Malko était parfaitement neutre, à part une jalousie à couper au couteau.
— Je n’ai pas aperçu votre époux, dit-il à la jeune femme avec un sourire constipé.
— Il est parti à Singapour en mission, répliqua Angelina. Je n’ai pas vu votre épouse non plus ?
— Elle se trouve avec la Pengiran Isteri Hadjah Mariam, expliqua-t-il. Il y avait une petite réception à son palais ce soir.
Un des rares Brunéiens à être resté adressa soudain un signe discret au Premier aide de camp qui s’éclipsa. Aussitôt, Angelina tira Malko vers la sortie.
— Rentrons, fit-elle, les autres vont se soûler au Sheraton. Allons chez moi. J’ai mis une bouteille de Dom Perignon au frais.
— Tu sais que j’aimerais bien faire un tour à la beach-house du prince Mahmoud, fit-il, c’est le moment ou jamais…
Angelina soupira, agacée.
— Tu as de la suite dans les idées ! Bon, vas-y, je t’attends. Passe par la piscine, derrière tu trouveras un sentier qui descend vers la mer.
Quand tu ne seras plus qu’à une centaine de mètres de la plage, pars sur la droite. Tu arriveras à la clôture de la beach – house. Mais, il y a des gurkahs partout. Fais attention.
AI Mutadee Hadj Ali, s’étant débarrassé de son importun, fonçait sur Angelina comme la pauvreté sur le monde. Malko s’éclipsa discrètement vers la piscine, la longea et se retrouva dans le golf.
Il plongea dans la pénombre. L’air était tiède, la nuit assez claire. Il se demanda s’il allait enfin trouver la mystérieuse Peggy Mei-Ling.
Ses pas dans l’herbe ne faisaient aucun bruit. Malko arriva à la hauteur d’une énorme écurie, où se reposaient une cinquantaine de chevaux dans des boxes dotés de l’air conditionné. Il se trouvait à plus de 500 mètres du Club House et il commençait à percevoir le bruit de la mer… Encore cent mètres et il distingua en contrebas la ligne blanche du ressac. Il bifurqua de 90°et très vite, devina, dans l’obscurité relative, un rideau d’arbres.
Malgré son attention, il buta soudain sur un câble métallique tendu à environ un mètre du sol. Avec précaution, il se glissa dessous, agréablement surpris de ne pas rencontrer d’obstacle plus conséquent. Il était enfin dans l’enceinte de la beach-house… Il continua et aperçut une grosse villa au pourtour éclairé, presque sur la plage.
Son cœur battit plus vite : Peggy Mei-Ling se trouvait à portée de main. Il bénit Angelina de l’avoir fait pénétrer dans l’enceinte magique de Jerudong…
— Stop ! You are trespassing a private zone.
La voix caverneuse surgie des ténèbres fit monter son taux d’adrénaline d’un coup ! Une phrase brève suivit, en malais. Sûrement la traduction. Il s’aplatit contre un arbre. Comment l’avait-on repéré ? Tout à coup, une détonation claqua et un éclat d’écorce jaillit à quelques centimètres de sa tête ! Une précision étonnante dans cette obscurité.
Les infrarouges ! Les gurkahs avaient des armes équipées de viseurs infrarouges. Ils distinguaient Malko comme en plein jour… Celui-ci contourna le tronc. C’était une sensation affreuse de ne pas voir soi-même à dix mètres et de se sentir totalement exposé.
D’un bond, il battit en retraite On ne lutte pas contre des robots électroniques… Une autre détonation claqua et il entendit distinctement siffler le projectile. Instinctivement, il plongea dans l’herbe épaisse, réalisant que si on avait voulu le tuer ce serait déjà fait. On voulait seulement l’éloigner… Il reprit sa marche en zigzag et se cogna soudain poteau métallique. Une sorte de ronronnement émanait de son extrémité supérieure, comme si elle abritait une ruche. Malko leva la tête et distingua une grosse caméra qui tournait lentement.
Encore de l’infrarouge…
D’un pas tranquille, il se dirigea vers la clôture et repassa dessous. Amer et frustré.
Cinq minutes plus tard, il regagnait le Country Club. Il ne restait presque plus personne.
Angelina était près du bar en train de bavarder avec Al Mutadee Hadj Ali. Malko les rejoignit et elle l’accueillit avec un sourire entendu.
— Comment trouves-tu les chevaux de Sa Majesté ?