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Et cette minute suprême arriva. Dussé-je vivre cent ans, je n’en oublierais pas le plus infime détail.

– Comme vous êtes pâle, miss Nelly, dis-je à ma compagne qui s’appuyait à mon bras, toute défaillante.

– Et vous ! me répondit-elle, ah ! vous êtes si changé !

– Songez donc ! cette minute est passionnante, et je suis heureux de la vivre auprès de vous, miss Nelly. Il me semble que votre souvenir s’attardera quelquefois…

Elle n’écoutait pas, haletante et fiévreuse. La passerelle s’abattit. Mais avant que nous eussions la liberté de la franchir, des gens montèrent à bord, des douaniers, des hommes en uni-forme, des facteurs.

Miss Nelly balbutia :

– On s’apercevrait qu’Arsène Lupin s’est échappé pendant la traversée que je n’en serais pas surprise.

– Il a peut-être préféré la mort au déshonneur, et plongé dans l’Atlantique plutôt que d’être arrêté.

– Ne riez pas, fit-elle, agacée.

Soudain, je tressaillis, et, comme elle me questionnait, je lui dis :

– Vous voyez ce vieux petit homme debout à l’extrémité de la passerelle…

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– Avec un parapluie et une redingote vert-olive ?

– C’est Ganimard.

– Ganimard ?

– Oui, le célèbre policier, celui qui a juré qu’Arsène Lupin serait arrêté de sa propre main. Ah ! je comprends que l’on n’ait pas eu de renseignements de ce côté de l’Océan. Ganimard était là. Il aime bien que personne ne s’occupe de ses petites affaires.

– Alors Arsène Lupin est sûr d’être surpris ?

– Qui sait ? Ganimard ne l’a jamais vu, paraît-il, que grimé et déguisé. À moins qu’il ne connaisse son nom d’emprunt…

– Ah ! dit-elle, avec cette curiosité un peu cruelle de la femme, si je pouvais assister à l’arrestation !

– Patientons. Certainement Arsène Lupin a déjà remarqué la présence de son ennemi. Il préférera sortir parmi les derniers, quand l’œil du vieux sera fatigué.

Le débarquement commença. Appuyé sur son parapluie, l’air indifférent, Ganimard ne semblait pas prêter attention à la foule qui se pressait entre les deux balustrades. Je notai qu’un officier du bord, posté derrière lui, le renseignait de temps à autre.

Le marquis de Raverdan, le major Rawson, l’Italien Rivolta défilèrent, et d’autres, et beaucoup d’autres… Et j’aperçus Rozaine qui s’approchait.

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Pauvre Rozaine ! Il ne paraissait pas remis de ses mésaven-tures !

– C’est peut-être lui tout de même, me dit miss Nelly…

Qu’en pensez-vous ?

– Je pense qu’il serait fort intéressant d’avoir sur une même photographie Ganimard et Rozaine. Prenez donc mon appareil, je suis si chargé.

Je le lui donnai, mais trop tard pour qu’elle s’en servît. Rozaine passait. L’officier se pencha à l’oreille de Ganimard, celui-ci haussa légèrement les épaules, et Rozaine passa.

Mais alors, mon Dieu, qui était Arsène Lupin ?

– Oui, fit-elle à haute voix, qui est-ce ?

Il n’y avait plus qu’une vingtaine de personnes. Elle les observait tour à tour avec la crainte confuse qu’il ne fût pas, lui, au nombre de ces vingt personnes.

Je lui dis :

– Nous ne pouvons attendre plus longtemps.

Elle s’avança. Je la suivis. Mais nous n’avions pas fait dix pas que Ganimard nous barra le passage.

– Eh bien, quoi ? m’écriai-je.

– Un instant, monsieur, qui vous presse ?

– J’accompagne mademoiselle.

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– Un instant, répéta-t-il d’une voix plus impérieuse.

Il me dévisagea profondément, puis il me dit, les yeux dans les yeux :

– Arsène Lupin, n’est-ce pas ?

Je me mis à rire.

– Non, Bernard d’Andrésy, tout simplement.

– Bernard d’Andrésy est mort il y a trois ans en Macédoine.

– Si Bernard d’Andrésy était mort, je ne serais plus de ce monde. Et ce n’est pas le cas. Voici mes papiers.

– Ce sont les siens. Comment les avez-vous, c’est ce que j’aurai le plaisir de vous expliquer.

– Mais vous êtes fou ! Arsène Lupin s’est embarqué sous le nom de R.

– Oui, encore un truc de vous, une fausse piste sur laquelle vous les avez lancés, là-bas ! Ah ! vous êtes d’une jolie force, mon gaillard. Mais cette fois, la chance a tourné. Voyons, Lupin, montre-toi beau joueur.

J’hésitai une seconde. D’un coup sec il me frappa sur l’avant-bras droit. Je poussai un cri de douleur. Il avait frappé sur la blessure encore mal fermée que signalait le télégramme.

Allons, il fallait se résigner. Je me tournai vers miss Nelly.

Elle écoutait, livide, chancelante.

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Son regard rencontra le mien, puis s’abaissa sur le kodak que je lui avais remis. Elle fit un geste brusque, et j’eus l’impression, j’eus la certitude qu’elle comprenait tout à coup.

Oui, c’était là, entre les parois étroites de chagrin noir, au creux du petit objet que j’avais eu la précaution de déposer entre ses mains avant que Ganimard ne m’arrêtât, c’était bien là que se trouvaient les vingt mille francs de Rozaine, les perles et les diamants de lady Jerland.

Ah ! je le jure, à ce moment solennel, alors que Ganimard et deux de ses acolytes m’entouraient, tout me fut indifférent, mon arrestation, l’hostilité des gens, tout, hors ceci : la résolution qu’allait prendre miss Nelly au sujet de ce que je lui avais confié.

Que l’on eût contre moi cette preuve matérielle et décisive, je ne songeais même pas à le redouter, mais cette preuve, miss Nelly se déciderait-elle à la fournir ?

Serais-je trahi par elle ? perdu par elle ? Agirait-elle en en-nemie qui ne pardonne pas, ou bien en femme qui se souvient et dont le mépris s’adoucit d’un peu d’indulgence, d’un peu de sympathie involontaire ?

Elle passa devant moi. Je la saluai très bas, sans un mot.

Mêlée aux autres voyageurs, elle se dirigea vers la passerelle, mon Kodak à la main.

Sans doute, pensai-je, elle n’ose pas, en public. C’est dans une heure, dans un instant, qu’elle le donnera.

Mais arrivée au milieu de la passerelle, par un mouvement de maladresse simulée, elle le laissa tomber dans l’eau, entre le mur du quai et le flanc du navire.

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Puis, je la vis s’éloigner.

Sa jolie silhouette se perdit dans la foule, m’apparut de nouveau et disparut. C’était fini, fini pour jamais.

Un instant, je restai immobile, triste à la fois et pénétré d’un doux attendrissement, puis, je soupirai, au grand étonnement de Ganimard :

– Dommage, tout de même, de ne pas être un honnête homme…

C’était ainsi qu’un soir d’hiver, Arsène Lupin me raconta l’histoire de son arrestation. Le hasard d’incidents dont j’écrirai quelque jour le récit avait noué entre nous des liens… dirais-je d’amitié ? Oui, j’ose croire qu’Arsène Lupin m’honore de quelque amitié, et que c’est par amitié qu’il arrive parfois chez moi à l’improviste, apportant, dans le silence de mon cabinet de travail, sa gaieté juvénile, le rayonnement de sa vie ardente, sa belle humeur d’homme pour qui la destinée n’a que faveurs et sourires.